Une aventure de Gordon Zilla, enquêteur de l’inquiétante étrangeté
1. Le public et ses problèmes : gel intime du corps
« René B. Raymond était un vieux schnock qui aurait pu rentrer deux fois dans son imper, si celui-ci n’avait pas risqué de craquer tant il était élimé. Ce vieux Veykh Balls à l’allure fantomatique était en train de reluquer, dans le reflet d’une vitre teintée, deux Froyen qui se cherchaient des restes de Kamishbrot au fond de la gorge. Je l’ai attrapé par le col et je lui ai déclamé des versets d’Ézéchiel 25 : 17. Tu sais, pour qu’il intègre à qui il avait affaire. »
Celui qui parlait, c’était Divad Hcnyl, un grand éthiopien adepte de la langue assassinée qui avait aménagé en face du bureau, sur l’avenue Toshiba. On partageait les frais de ménage de l’étage, c’était le genre de choses qui rapprochait, question amitié. Il avait un tatouage au bras (le fameux 25:17) et fumait comme un pompier. Videur dans une boite de nuit du centre-ville nommée Skeap Niwt, une variante orthophonique post-inclusive de « Escape the Night », je suppose.
Divad avait d’abord été plombier chauffagiste pour un mirliton grec qui l’avait arnaqué royalement avant de le virer pour escroquerie. L’hôpital qui se fout de la charité, dans toute sa splendeur.
Mon nom est Gordon. Gordon Zilla, mais mes amis m’appellent Gord’. Comme je n’ai pas d’amis, et vous je vous fais pas spécialement confiance, on m’appellera Gordon tout le temps. Mais on s’en fout. La raison pour laquelle Divad m’avait fait tout un speech au sujet de René Raymond, c’était tout simplement parce que je lui avais demandé. Et pourquoi je lui avais demandé, ça, c’était autre chose.
Une semaine auparavant, j’avais reçu le coup de fil d’une voix plutôt féminine qui me demandait de retrouver une certaine Miss Noirish, une vendeuse de fleurs qui faisait aussi le trottoir de temps à autres, sûrement en automne, vu que tout y tombe. Il était hors de question de retrouver qui que ce soit avant d’avoir touché une somme en avance, lui répondis-je alors. La voix féminine, outrée, me rétorqua que j’allais recevoir sous peu un lot de tee-shirts collectors à l’effigie des films des années 1980, expédiés depuis la Chine (Tujan, précisément) et que je devais guetter ma boite aux lettres et si dans un délai d’un mois je n’avais rien reçu, demander aux voisins s’il leur avait été livré des tee shirts spéciaux des années 1980. Ah, c’est comme ça, interrompis-je la voix féminine, vous allez me payer en tee-shirt, vous vous foutez de ma gueule ! Non, argua la voix féminine, mais je suis désespérée, dit la voix, personne n’accepte de rechercher ma sœur, et je suis persuadée qu’elle a été enlevée parce que nous venons d’hériter de l’usine de tee-shirt des années 1980 située à Tujan, en Chine.
Bi et Bao Noirish, les deux sœurs (respectivement « Jade » et « Trésor »), avaient en effet hérité d’une usine où l’on fabriquait des tee-shirts qui reprenaient des éléments discrets de la culture pop des années 1980, notamment des films, et ainsi s’étaient vues convoitées par les malfrats les plus avides de la région. Si Bao avait réussi à faire sortir sa sœur Bi d’un réseau de prostitution et de la vente d’orchidées, elle n’avait pas pu empêcher que celle-ci continue à fréquenter les mauvaises graines du centre-ville : une bande de trottards à mottinette électrique et blousons noirs qui errait du côté de Pine Street, au croisement des avenues Rank Xerox et Hewlett Packard, dans un rade nommé Skeap Niwt, ce qui nous ramène illico à Divad.
« Une fois que j’ai annoncé à René Raymond qu’il va pas faire long feu s’il continue à reluquer mes clients comme ça, je vois un type arriver au guidon d’une skuter électrique toute chromée et brillante. Il prend à peine le temps de freiner, et descend de la skuter d’un air naturel, avec l’engin qui le suit dans un élan fantomatique, et retire ses lunettes noires. Et là, je vois qu’il a les yeux rouge et brillants comme des Goldfish. Je me dis ‘‘encore un camé’’, et je crois pas si bien dire, il se met à insulter René Raymond, parce qu’il lui a refilé de la merde, que son schmok est toujours gonflé et qu’il a des plaies dans le dos grosses comme les lokh des plus vieilles putains de la ville. Je les ai envoyés balader tous les deux et voilà maintenant René Raymond est on ne peut plus toyt. »
Ce n’était probablement pas le bon bout pour commencer mon enquête sur la disparition de Bi Noirish, mais comme disait mon père, qui était cartographe pour la Royal Academy Of Cotentin, tout est dans tout, y compris le rien. Aussi, je ne me laissai pas démonter et je pris le taureau par les cornes : en allant parler à Divad du gang des trottinettes électriques, je pensais avoir des informations sur les fréquentations de Bi, mais la mort de René B. Raymond souleva un paquet de questions qui méritaient aussi des réponses.
Je décidai de quitter mon bureau pour aller voir Bobby Schmitt, un employé de la morgue qui passait ses journées à dormir ou à regarder de vieux films d’horreur en écoutant du death metal. Je descendis donc dans le métro direction le quartier des hôpitaux. Pendant le trajet qui dura une éternité, je me mis à lire mon livre de voyage : La société contre l’État, de Pierre Clastres. Je le sortais à chaque fois que je devais quitter l’appartement, pour un trajet en collectif. J’adorais me perdre dans les réflexions de cet anthropologue qui questionnait le grand mythe politico-religieux de notre société : l’État.
Lorsque j’arrivais à la morgue, il devait être 17h30, et je croisai Bobby Schmitt dans le couloir.
C’était un ours médian à la chevelure noire et aux yeux cernés, portant tous les attributs sociaux des « métalleux ». Quand il se serait changé, il continuerait à porter ses vêtements, comme des tics de posture qui indiquaient son groupe social, et ce, malgré la blouse blanche, immaculée, qu’il enfilait chaque soir.
« Alors te voilà, dit Bobby, on va donc pouvoir fumer un peu. » Je fus surpris de voir qu’il venait de prononcer exactement la même phrase que j’avais lue dans le tube quelques minutes plus tôt, et qui provenait du livre de Pierre Clastres (Editions de Minuit, p.116)
Il alluma une cigarette, qu’il me tendit, et s’en alluma une seconde pour m’accompagner. Après un moment à regarder nos chaussures et le plafond moisi de sa salle de travail, il finit par déclarer : « Qu’est-ce qui t’amène ? J’imagine que tu n’as toujours aucun penchant pour les morts… »
C’était sa manière d’ouvrir les portes de son esprit à la perception du monde des vivants. Parfois, je voyais sa tête comme un gigantesque cimetière et sa bouche comme l’entrée vers le Pandémonium. A travers lui, c’étaient les âmes damnées qui s’exprimaient.
« Je viens te voir pour rentrer en contact avec René Raymond » lui dis-je tout en tirant sur ma clope.
Il hocha la tête.
« Oui, il est venu me voir. Ce n’est pas son vrai nom, tu sais. »
« Oui », mentis-je. Mais Bobby savait que je mentais. Et je savais qu’il savait.
« En l’espace de six week end, René Raymond, alias James Chase, a résolu l’affaire de Miss Noirish à lui tout seul. Mais personne n’avait envie d’écouter ses histoires. Et, surtout, tout le monde se fout de Miss Noirish. »
« Pas moi », dis-je. « Je bosse pour sa sœur, Bao. Elle veut savoir ce qui lui est arrivé. »
« Son corps n’est pas ici, en tout cas. » Bobby avait dit cela comme s’il faisait collection des âmes torturées de cette ville et que pour compléter son album, il lui manquait justement cette petite âme, qui, à elle seule, valait l’ensemble de la collection. « Elle ne méritait pas de mourir », ajouta-t-il.
Présent je ne meurs pas tu ne meurs pas elle ne meurt pas nous ne mourons pas vous ne mourez pas elles ne meurent pas Passé composé je ne suis pas morte tu n’es pas morte elle n’est pas morte nous ne sommes pas mortes vous n’êtes pas mortes elles ne sont pas mortes Imparfait je ne mourais pas tu ne mourais pas elle ne mourait pas nous ne mourions pas vous ne mouriez pas elles ne mouraient pas Plus-que-parfait je n’étais pas morte tu n’étais pas morte elle n’était pas morte nous n’étions pas mortes vous n’étiez pas mortes elles n’étaient pas mortes Passé simple je ne mourus pas tu ne mourus pas elle ne mourut pas nous ne mourûmes pas vous ne mourûtes pas elles ne moururent pas Passé antérieur je ne fus pas morte tu ne fus pas morte elle ne fut pas morte nous ne fûmes pas mortes vous ne fûtes pas mortes elles ne furent pas mortes Futur simple je ne mourrai pas tu ne mourras pas elle ne mourra pas nous ne mourrons pas vous ne mourrez pas elles ne mourront pas Futur antérieur je ne serai pas morte tu ne seras pas morte elle ne sera pas morte nous ne serons pas mortes vous ne serez pas mortes elles ne seront pas mortes
« Qu’est-ce qui te dit qu’elle est morte, demandais-je ? On n’a pas retrouvé son corps, que je sache. »
« Non. »
Il me fixa calmement, puis jeta sa cigarette par l’entrebâillement d’une fenêtre, avant de me faire comprendre que je devais en faire autant.
« Allons voir James Chase. »
Je le suivis dans le dédale des chambres froides, jusqu’à une pièce aménagée qui ressemblait à l’intérieur d’un Casino – je parle du magasin. Des réductions tous les mois dans vos Casino tout en conservant la qualité des produits.
Au milieu des rayonnages, se trouvait un bac à congélation. A l’intérieur se trouvait René – James. Bobby souleva la porte de verre et une vague de froid me saisit à la gorge. Puis il poussa les légumes congelés, les sachets de steak hachés, pour me montrer l’intérieur de René-James.
Dans ce qui aurait dû être ses intestins se trouvait un lot en promotion de kieselguhr.
« Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? Demandais-je, interloqué, à Bobby.
« Je n’en ai aucune idée. Quelqu’un l’a vidé de ses organes, et a remplacé les viscères par un sac non entamé de Terre de Diatomée ».
C’était un sac d’un kilogramme et demi, en promotion, avec une belle dame dessinée dessus, en mode ménagère des années 1950. Il me parut désormais évident qu’il s’était retrouvé avec ce sac dans le corps post-mortem. Impossible d’ingurgiter un sac de cette taille sans le mâchonner un peu. Or, le sac était absolument nickel. On aurait pu le remettre en rayon et quelqu’un l’aurait acheté illico. Avec une promo pareille, même moi je n’aurais pas résisté.
« Il me semble que nous arrivons ici à ton point d’étayage naturel », me dit Bobby.
« Je ne comprends pas. »
« L’étayage naturel apparaît comme injonction potentielle, rassemblement des conditions favorables ou défavorables pour le faire ; mais il n’est et ne devient tel que corrélativement au faire et à tel faire. » Bobby avait déclaré cela tout en refermant le bac de congélation.
« Tu veux donc parler du Kairos » admis-je, en le suivant vers la sortie.
2. Les sphères de justice : boules de Geisha en promo
De retour au bureau, et après avoir lu plusieurs pages de Pierre Clastres, je me servis un whisky pâle. Il était tard, et je n’avais rien mangé. Le whisky me brûlait l’œsophage et je n’arrêtais pas de penser à ce pauvre René-James. Comment se faisait-il qu’un vieil homme comme cela ait pu résoudre, selon les propos de Bobby, l’enquête sur Miss Noirish, alors que Bao m’avait affirmé que personne n’avait voulu l’aider. Je ne comprenais pas pourquoi ce vieux schnock avait décidé de dealer de la drogue, ni pourquoi, surtout, il se trouvait à la morgue avec un sac de terre dans la carcasse. Au troisième whisky, je décidai de prendre mon téléphone et de composer le numéro de la sœur de Bi.
Celle-ci devait être en train de dormir, ou je ne sais quoi. Elle ne répondit pas tout de suite. Je tombai sur sa messagerie : « Chez nous, nous aimons chaque passion et intérêt sur Terre parce que c’est une référence à votre UNICITÉ. Et pour diffuser exactement cela… est notre vision fondamentale : Pour vous aider à vous exprimer. Pour vous soutenir à BIIIIP »
Quel étrange message. Je trouvais la référence à l’unicité particulièrement intrigante. C’était un concept complexe lié à la querelle des Universaux qui dura du XII au XIVe siècle. Quel était donc le rapport avec les t-shirts ? Que représentait réellement le « T » des T-shirts » ? Il y avait bien sûr la forme de ces chemises découpées, qui pouvaient s’enfiler par le bas, un peu comme des ponchos fermés, mais n’y avait-il pas aussi quelque trace religieuse dans cette forme ? Était-ce une référence à Notre Sauveur, Terrence Hill, Loué soit Son Nom ? Je ne tarderais pas à le savoir, mais peut-être pas dans cet épisode.
Plongé dans ces réflexions, je n‘entendis pas le téléphone sonner. Je m’endormis sur mon bureau. Et voici le rêve que je fis. Je me retrouvai dans un immense complexe hôtelier, avec comme vue panoramique des sortes de grandes vallées cousues sur un sol blanchâtre. Les murs du complexe étaient en béton mais décoré avec une sorte de poudre rouge qui ressemblait à du sang séché.
Je débarquais d’un bus à l’effigie d’une Vierge inconnue, qui se trouvait à la fois sur le prospectus que je tenais à la main et sur l’intégralité des étiquettes de bagages des personnes qui m’entouraient. Cette vierge avait le visage d’une cuisinière des années 1950, avec cet aspect figé qui les caractérise. Illustration d’une société où tout doit être à sa place. Si possible enveloppé dans de la cellophane.
Les gens portaient des chemises à fleurs, très colorées et dont les motifs reprenaient les plantes typiques que l’on retrouve dans la région d’Hawaii. « La flore : on dénombre 2 500 espèces de plantes natives à Hawaii : les fougères, qui sont certainement les premières à avoir poussé à travers les coulées de lave fraîchement durcies ; l’arbre ohia lehua, reconnaissable à ses fleurs rouges en forme de pomme ; l’arbre koa, pouvant mesurer jusqu’à 31m de haut et dont les fleurs sont jaunes ; le sabre d’argent, que vous pourrez voir dans le cratère du Haleakala à Maui, facilement reconnaissable à ses aiguilles argentées et produisant, à maturité, de jolies fleurs violettes. Vous pourrez aussi voir sur l’île de Hawaii des fleurs tropicales telles que des bougainvillées, orchidées, oiseaux de paradis, anthuriums, frangipaniers… »
Un individu porteur d’un tricorne de l’époque napoléonienne vint me voir. Il tenait le chapeau sous son bras. Il portait un tee-shirt, et attention, il s’agit d’un détail ayant son importance, un tee-shirt du film Cast a deadly spell, avec Fred Ward et Julianne Moore. Il vint me voir, intrigué. « Qu’est-ce que vous avez à reluquer mon tee-shirt comme ça ? » demanda-t-il. Le type était âgé d’une quarantaine d’années, était à moitié chauve et avec d’intenses yeux d’un bleu-vert-gris indéfinissables.
« Rien ». répondis-je. Et le « Rien » se constitua sous la forme d’un gros insecte brunâtre qui se mit à ramper vers lui. Le quadragénaire fit mine de développer les katas du Nanbudo, un art martial nippo-gardois que seuls certains disciples triés sur le volet ont pu apprendre. Puis il s’enfuit à toutes jambes, laissant derrière lui un nuage de fumée, comme dans les dessins animés. Je remarquai alors une mèche longue de cheveux qui coulait derrière son crâne. L’insecte marcha vers le bus qui nous avait conduit là, se retourna, fit un doigt d’honneur à l’assemblée et monta dans le moyen de transport favori du Centre-droit. Les portes se refermèrent et un homme habillé en égyptien, très petit, très très petit, s’approcha de moi et, m’obligeant à me pencher, me murmura à l’oreille :
AIN ROF ILA CLETO HEH TOTEM OC L EW
Lorsque je m’éveillai, j’avais trouvé la solution. Je devais suivre les Aigles. Je trouvai le message laconique et inquiétant de Bao alors que j’allumai le téléphone : « Monsieur Gordon Zilla, vous m’avez appelé, je vous appelle à mon tour, je crois que ma sœur est morte, n’enquêtez plus et oubliez mes tee-shirts. »
Comment pouvait-elle me congédier ainsi ? Bao Noirish m’avait promis ces fichus tee-shirts, il était hors de question d’abandonner ! Foi de détective privé, je refusai de me faire payer pour rien, tout d’abord, et ensuite je refusais absolument qu’on me retire une enquête en cours. C’était comme vouloir retirer une tototte à un bébé. Mais nécessairement, il fallait que j’agisse vite. Je repensais au Kairos que Bobby m’avait invité à suivre. C’était bel et bien l’homme au tee-shirt Cast a Deadly Spell qui incarnait ce Kaïros dans mon rêve. Je devais remettre la main sur cet homme, sur le chemin qu’il fallait emprunter, dans le monde et dans ma conscience. Pourquoi mon intuition au réveil m’intimait-elle l’ordre de suivre les Aigles ? Qui étaient-ils ? Y-avait-il encore un lien avec le cinéma des années 1980 ? Toutes ces questions voletaient dans la cage de ma conscience, et j’attendais une clé en forme de tire-bouchon pour l’ouvrir. J’enfilai un pantalon et sortis en direction de la dernière adresse connue des sœurs Bao et Bi Noirish : 42, boulevard Lexmark. J’allais voir enfin cette cliente et l’intonation de sa voix, laissait présager qu’était timbrée. En attendant le métro qui me transporterait jusqu’au croisement du boulevard Lexmark et de la rue Epson, je sortis mon Pierre Clastres et me mis à feuilleter l’ouvrage. Je sentais néanmoins dans mon dos qu’une personne m’observait, et qu’elle regardait peut-être par-dessus mon épaule, aussi je fis mine d’éternuer pour jeter un œil en arrière. Mais au moment de me pencher, j’eus une petite douleur au niveau intercostal, aussi je ne pus ouvrir l’œil comme je l’aurais voulu afin de démasquer l’espion. Je n’avais réussi qu’à distinguer une ombre dans le recoin de ma vision. Me redressant, je cherchai quelle ruse pourrait me faire connaître – ou bien reconnaître – l’individu qui m’espionnait sans que j’aie à dévoiler mes intentions. Produire à nouveau un éternuement me semblait déraisonnable. Et je n’aime pas la répétition. Aussi, je sortis mon téléphone de ma poche, enclenchai l’appareil photo en mode selfie, afin, comme font la plupart des gens qui n’ont pas ou plus de miroir de poche, de vérifier que durant l’intermède nasal mon visage n’avait pas subi une quelconque déformation rendant mon physique in-attrayant pour une rencontre fortuite dans un transport en commun. Au moment où je levai mon téléphone vers mon visage, qui je tiens à vous rassurer, n’avait pas une once de défaut, moment où je pus très légèrement orienter l’écran du téléphone vers l’arrière, à la manière d’un rétroviseur, l’autre espion se mit à éternuer. Quel goujat, dis-je en mon for intérieur, oser me faire le coup de l’arroseur arrosé ! Quel vilebrequin malicieux !
Heureusement, la rame pénétra dans la station à ce moment-là et je vis, dans le reflet des vitres teintées de Le wagon réservé à la première classe, l’ombre de mon homologue pernicieux. Il portait comme moi un complet gris, avec un chapeau de type Stetson, avec de grosses lunettes noires à montants en écailles. Il paraissait bel et bien vouloir passer inaperçu dans cet accoutrement.
J’attendis le dernier instant pour entrer dans le wagon et au moment où les portes se refermaient, l’individu espion me faisait face : je lus à travers ses lunettes teintées le regard d’un enfant trahi par un camarade d’école qui refuse de jouer le jeu parce que la récréation a sonné et qu’il est l’heure de reprendre les activités laborantes et instructives. En réponse à son regard implorant lorsque le métro démarra, je me contentai de lui faire un doigt d’honneur. Sans rancune.
3. Dieu au miroir : cosmétiques bio ?
Le 42, boulevard Lexmark était un immeuble miteux qui abritait autant d’individus que d’insectes parasites en tout genre. Dans la lueur d’une fin de matinée qui ressemblait davantage à la fin du monde qu’à un banal mois de novembre, je me présentai à l’hôte d’accueil qui veillait à la fois, certainement sur les individus et les insectes du bâtiment. Tout en lui montrant ma carte de détective privé d’un air négligé, je lui demandai à quel étage logeaient les sœurs Noirish. L’hôte d’accueil affirma qu’il n’était que le stagiaire et qu’il avait été embauché par un autre type qui était en train de dormir dans la salle d’à côté. Je lui sommais d’aller illico le réveiller en montrant un ourlet bossu de ma veste qui, par métonymie, laissait sous-entendre l’existence d’un Colt Peacemaker. Le jeune homme s’en alla chercher son supérieur sans demander son reste. En réalité, étant un peu grognon quand j’ai faim, je garde toujours une mangue ou un ananas dans ma veste afin de maintenir mon taux de sucre à un niveau correct. Lorsque le jeune homme revint, il était en présence d’un gamin à peine plus vieux que lui qui avait l’air d’avoir découché tant ses vêtements étaient froissés. Il bailla et me tendit la main en signe de bonjour, que je frappai d’un revers avant de le saisir par le col et de lui reposer la question : où logeaient les sœurs Noirish.
« J’en sais rien, me répondit, penaud, mon adversaire immature. Je suis que le stagiaire. »
En levant le menton, je montrai alors l’autre gamin qui s’était ratatiné dans son costume d’écureuil. « Et lui, c’est pas aussi un stagiaire ? » m’écriais-je ?
« J’ai sous-traité mon stage, dit fièrement l’immature dévergondé. Il fait mon stage à ma place pendant que je dors à l’arrière. C’est pratique. Je compte créer une entreprise de sous-traitance de stage à la fin de ma formation. Je crois que ça va marcher. » Ce profiteur de guerre avait l’air niais des grands vainqueurs de salon. Je pariais qu’il n’avait jamais été confronté à quoi que ce soit dans sa misérable vie.
« Dégage, minus, lui intimais-je d’un ton ferme et sans équivoque. Donne-moi tes clés et le registre, je vais vérifier moi-même ».
Après m’être saisi des attributs essentiels du maître d’hôtel (clés et registre), je me sentais dans la position d’un matador à qui l’on a accordé les oreilles et la queue à la fin d’un combat plein de panache contre un taureau espagnol. J’avançais vers l’ascenseur tel un Antonio Chenel Albaladejo des halls d’accueil. D’après le registre, les sœurs Noirish habitaient dans l’appartement 3546, au trente-cinquième étage, donc.
« Pas la peine d’appeler l’ascenseur, cria le navet adulescent derrière son comptoir de lâche, un anaconda est mort dedans après avoir avalé tout le 15e étage. Il est bloqué là-haut. Il va falloir monter à pied en attendant le procès Ascenseurs Contre SPA (Société Protectrice des Anacondas) qui devrait se tenir dans 12 ans. »
Les regards noirs ne servent à rien mais on les jette tout de même, ils sont la preuve et le reflet de notre impuissance à agir face aux dés jetés par les Dieux dans le but d’emmerder le monde.
Dans les escaliers menant au trente-cinquième étage de l’immeuble, une vie communautaire s’était organisée : des vendeurs de hot-dog, des pourvoyeurs de drogues non létales et absolument pas addictives comme l’Occi-Comptine-pour-enfants, un médicament fabriqué en Occident à destination des petits enfants turbulents, quel que soit leur âge ! Des vendeurs de matelas incurvés, des revendeurs de matelas désincurvés et rectangulaires, des représentants de Besoin d’un Monte-Escalier ? BME est là pour vous. Le meilleur rapport qualité-prix. Plus de 200.000 clients satisfaits vous ont précédé. Demandez un devis gratuit ! Petits hôtels de passe nichés dans les demi-étages, des crématoriums insérés dans des conduits d’aération ; bref, une ville dans une cage d’escalier dans un immeuble dans un quartier dans une ville. Je passai deux belles nuits dans un hôtel du 9e étage, avec vue sur voisine, et une nuit dans une chambre d’hôte au 24e. La bouffe était correcte et l’accueil très sympa. J’ai apprécié la facilité d’accès, la propreté, le repas convivial, la proximité des commerces. Je recommande.
L’appartement 3546 était situé au bout d’un long couloir en forme de U. Je frappai à la porte. Une voix demanda si c’était le room service, je répondis que non. Bao sembla reconnaître ma voix car elle commença à parler avant même d’ouvrir la porte : « Comment osez-vous venir me voir alors que je vous ai dit que je pouvais désormais me passer de vos services… »
D’un même geste, elle ouvrit la grande porte blindée qui nous séparait et s’apprêtait à me délivrer une gifle bien sentie, mais je pris les devants et l’attrapais par la taille et l’embrassai illico, à la manière des plus grands baisers du cinéma.
Mais Bao n’était pas cinéphile. La gifle, armée pour la seconde fois, m’atteignit à la fois sur l’oreille et sur le bas de la mâchoire, à l’endroit le plus douloureux. Je versai une petite larme. Puis elle regarda par dessus mon épaule, me regarda vraiment pour la première fois, leva un sourcil approbateur, et me tira à l’intérieur de l’appartement.
« Que faites-vous ici ? Je vous avais pourtant dit de cesser l’enquête. Vous voulez recevoir votre paiement ? Je vous ai expédié il y a plusieurs jours un lot de 11 tee-shirts collectors : Handbook For The Recently Deceased Beetlejuice T-Shirt ($ 3.99) ; Hood Ornament Hawk Hauling Over The Top T-Shirt ($ 3.99) ; Now I Have A Machine Gun Ho Ho Ho Die Hard T-Shirt ($ 3.99) ; I Have Come Here To Chew Bubblegum And Kick Ass They Live T-Shirt ($ 3.99); Necronomicon Ex-Mortis Evil Dead II T-Shirt ($ 3.99), Inconceivable Definition Princess Bride T-Shirt ($ 3.99) Distressed OCP Logo Robocop T-Shirt ($ 3.99); Darth Vader #1 Dad T-Shirt ($ 3.99); Nova Laboratories Short Circuit T-Shirt ($ 3.99). Plus un chèque couvrant vos dépenses journalières. ».
« Eh bien je n’ai rien reçu à ce jour, et je dois dire que je me sens plutôt lésé, Madame Noirish. En plus, j’ai appris que vous aviez engagé un autre détective pour mener l’enquête, un certain René Raymond, Alias James Hadley Chase, et que celui-ci avait résolu l’affaire avant de disparaître… » répondis-je, tout en me servant un verre de jus de tomate, avec du Tabasco (le vert, pas le rouge), un peu de citron et un brin de sel aromatisé au céleri.
« De quoi parlez-vous ? Qui est ce Chase ? Et pour quelle raison je vous aurais contacté s’il avait résolu l’affaire ? » cria Miss Bao, se servant également un verre de jus de tomate, mais sans Tabasco et avec une paille taillée dans une carotte qui sert à aspirer le jus et à être croquée par la suite.
Je m’arrêtai de remuer lentement mon Virgin-Bloody-Mary. Je venais de voir un étrange symbole sur l’intérieur du poignet de Bao tandis qu’elle assaisonnait son verre. Je lui attrapai la main : « Et ça qu’est-ce que c’est ? » m’écriais-je.
« Une erreur de jeunesse » avoua-t-elle en retirant sa main, « j’ai eu ma période Bluegrass comme tout le monde ».
« Mais ce groupe, ne s’appelle-t-il pas les Eagles ? »
« On ne peut rien vous cacher ».
4. La post-vérité ou le dégoût du vrai : Dentifrices en lots pour gencives sensibles
Quand le monde vous dorlote et vous choie, il vous est impensable d’initier la moindre réflexion véritable sur le sens de la vie. Lorsque tout vous est épargné, et que l’on vous apprend à dépendre systématiquement d’autrui, comment savoir ce que vous valez réellement ? Comment prétendre à des valeurs, comment se positionner face à l’étendue misérable des destins humains ?
Je n’ai pas de réponse à cela. Je me dis que les personnes qui ont la chance de ne pas subir les tracas de l’existence avec la dureté d’une matraque cloutée ont l’esprit plus libre et davantage porté sur l’amusement que nous autres, les déclassés, les déchus, les sensibles : nous pataugeons ensemble dans un océan merdique qui de temps à autre fait preuve d’élégance en nous noyant plus vite. Pour que tout demeure. Que dire de la misère, du déchirement, de l’angoisse désespérée qui montent du creux de nos estomacs vides vers notre gorge nouée.
Si vous avez un ulcère de l’estomac ou du duodénum, votre suivi médical est assuré par votre médecin traitant. Celui-ci travaille en coordination avec le gastro-entérologue qui a mis en place votre traitement. En agissant à votre niveau, l’ulcère cicatrisera plus vite et vous participez ainsi à votre guérison. Voici quelques conseils à suivre pour guérir au plus vite. Bien suivre le traitement prescrit. N’interrompez pas votre traitement médical. Signalez tout effet secondaire des médicaments à votre médecin ou à votre pharmacien. Les antibiotiques peuvent être responsables de nausées, diarrhée, perte d’appétit, perception d’un goût métallique dans la bouche, digestion difficile, maux de tête, vertiges, mort.
« Et Du Ciel Foudroyant Descendent Granits Eburnéens Agiles » murmura Mis Bao.
« Quoi ? »
« C’est une phrase que répétait souvent ma sœur. Elle était l’aînée et avait pris en charge toute la famille dès son plus jeune âge après la mort de nos parents. Elle avait accepté un boulot de cobaye dans une entreprise pharmaceutique, Adler industries. Elle devait prendre des gélules pour améliorer la vitalité et vaincre le cancer, je crois. Mais elle n’en parlait jamais. Elle gagnait pas mal d’argent. Elle disait que c’était parce que les médecins avaient trouvé en elle des anticorps qui pourraient peut-être guérir des maladies graves. Mais un beau jour, elle a commencé à aller mal. Elle avait les yeux rouges et passait des jours entiers à se gratter le corps. Elle était couverte de piqûres, et son regard se vidait chaque jour de sa substance. C’est alors qu’elle a accepté un autre travail : vendeuse d’orchidées. Mais ce n’était qu’une façade. A l’étage, elle… vendait son corps, encore ! »
Miss Bao éclata en sanglots après cette assonance. Je ne savais pas quoi faire, d’autant plus que le jus de tomate m’avait donné une de ces envies de pisser. Je lui pris la main et la fis s’asseoir.
« Pourquoi m’avoir dit d’abandonner l’enquête ? Pourquoi avoir engagé ce Raymond ? »
« Raymond était un vieux crevard qui avait été bio-chimiste avant de sombrer dans la dépression, il avait proposé à ma sœur de se faire de l’argent avec ce qu’elle avait dans le corps… »
« Les anticorps ? »
« Oui, c’est ça. Il lui prélevait du sang régulièrement, le modifiait pour en faire un collyre et le revendait comme un excitant, ou je ne sais pas quoi. Le fait est que la conjugaison des tests viraux de la corporation pharmaceutique et les piqûres d’insectes dont elle était victime avaient en quelque sorte transformé son organisme en usine à produire des inhibiteurs de la phosphodiestérase. »
« Je pige rien. »
« Imaginez une hormone qui vous permet de copuler jusqu’à deux cents fois dans une journée. Il y a des gens qui payeraient une fortune pour obtenir cette drogue. »
« Je comprends. Ainsi, Raymond avait fondé un petit business avec votre sœur, il n’avait pas été engagé, mais savait ce qui était arrivé à votre sœur. Il devait s’en vanter auprès de mon ami Divad. C’est pourquoi celui-ci a cru qu’il était détective privé. »
« Je sais ce qui a pu arriver à ma sœur. Et je sais qu’elle est morte, maintenant. Les laboratoires pharmaceutiques pour lesquels elle avait travaillé ont dû s’apercevoir qu’ils perdaient une fortune en laissant à l’air libre une personne capable de synthétiser naturellement une drogue aussi puissante. » Elle tendit le bras vers un bureau qui n’avait pas l’air d’avoir été là auparavant. Sur ce bureau gisait une lettre chiffonnée. Je la pris dans les mains et me mis à lire :
« Madame Noirish, Nous avons votre accord pour disposer du corps de votre défunte sœur Bi et permettre le traitement des troubles liés à l’hypertension artérielle pulmonaire. Nous vous faisons parvenir ce généreux chèque de 60 000 $ en compensation, espérant que ceci couvrira les frais de votre silence et de l’inhumation. Bien cordialement, Les laboratoires Adler, 666, Hôtel California, Avenue IBM. »
En lisant cette lettre, je fis tomber mon verre de jus de tomate. Tout était donc lié !
Adler voulait dire « aigle » en allemand… Et la phrase que prononçait Bi depuis son enfance : « Et Du Ciel Foudroyant Descendent Granits Eburnéens Agiles », c’était la suite d’accords pour guitare rythmique de la chanson Hotel California, des Eagles, datée de 1976 … Le même groupe que Bao s’était tatoué sur le poignet durant sa période Bluegrass ! Et que dire de mon rêve prémonitoire avec la phrase mystérieuse susurrée par l’égyptien ? Les implications de cet enchainement de faits était heuristiquement cosmiques.
« Ils m’ont fait promettre de vous retirer l’affaire. Vous voyez, elle est morte, il n’y a plus rien à faire. En plus, j’ai déjà dépensé les 60 000 dollars. J’ai fait venir un installateur de Besoin d’un Monte-Escalier ? (BME ?) Les habitants de l’immeuble vont enfin pouvoir aller et venir comme les autres habitants de cette ville, sans avoir à loger dans des hôtels minables et enrichir des marchands de sommeil. »
Moi j’avais plutôt aimé les deux nuits passées, mais cela me fit réfléchir à modifier mon appréciation sur internet pour ne pas passer pour un connard dès que possible. Je quittai Bao, et redescendis les quelques 7000 marches de l’immeuble. Malheureusement pour moi j’avais déjà modifié mon appréciation en arrivant aux hôtels où j’avais dormi à l’aller, je dus donc dormir sur des marches.
Arrivé en bas de l’immeuble, un nouveau stagiaire était là. La leçon avait porté ses fruits. Mais pas la mienne. Désormais c’étaient les deux stagiaires qui dormaient dans l’arrière salle et un petit garçon d’à peine huit ans qui surveillait l’entrée.
« Tu n’es pas un peu jeune pour faire ce genre de travail ? lui demandai-je d’un ton mi-moqueur mi-attendri.
« Ta gueule connard, je suis en MBA à HEC. Dans deux ans je gagnerai 200 K et toi tu ramasseras ma merde.» Charmant. Je sortis sans demander mon reste. Dehors la pluie commençait à tomber. De grands Zeppelins équipés de Leds versaient de l’eau recyclée depuis la troposphère pour hydrater les mortels. C’est alors que je vis un des types du gang des trottards, il portait des culottes, des bottes de moto, un blouson de cuir noir avec un aigle sur le dos. Sa trottinette qui partait comme un boulet de canon, semait la terreur dans toute la région, il avait les yeux couleur rubis et des plumes couleur de la nuit. A son front, brillant de mille feux, l’oiseau roi couronné portait un pin’s des Laboratoires Adler. Ce devait être lui qui m’avait suivi dans le métro, déguisé.
Il s’approcha de moi et dit : « Je l’aimais, cette petite Bi. Je voulais la venger, c’est pourquoi j’ai tué Raymond. C’était à cause de lui qu’elle s’était mise dans le pétrin, j’en suis convaincu ! Pas la peine de m’arrêter, je viens de recevoir mes papiers militaires pour partir à la guerre. J’ai vu mourir mon père, j’ai vu partir mes frères et pleurer mes enfants… Bon j’me casse, y’a promo chez Auchan ! Allez donc voir sur le site des laboratoires Adler, et tapez le vrai nom de la chanson Hôtel California, pour voir, comme ça, sans arrière pensée, juste pour le fun, aucun lien avec l’histoire peut-être, et je vous fais pas un clin d’oeil, j’ai une poussière d’ogive bloquée dans le larmoyant…»
Il partit en pétaradant (sur sa trottinette électrique équipée d’un petit hautparleur simulant le bruit d’un moteur à explosion sauvagement modifié). Je sortis mon téléphone et tapai « Mexican Reggae » sur le moteur de recherche des laboratoires Adler, et je tombai sur une sorte de GIF où se trouvait une femme enfermée dans un grand tube de verre rempli de liquide translucide : elle était agitée de spasmes. Je compris que Bi n’était pas morte, pas totalement.
FIN