« L’instant de survivre est instant de puissance »
Elias Canetti
Montagne, Octobre 1942 : Capitaine John Hamilton
« L’américain », c’est ainsi qu’ils l’appelaient, avait élu domicile dans une mansarde à côté de l’Eglise. Il était arrivé à cheval, dans le crépuscule d’une nuit sans vent, sans air. Tout était immobile, des nuages jusqu’au drapeau français qui semblait fondre sur lui-même sur l’étendard de la mairie. Cet américain, qui se faisait appeler Hamilton, avait le teint halé des marins et les gens du village se demandaient bien ce qu’un marin pouvait faire si loin des cotes. Et surtout pourquoi il s’intéressait de si près aux tombes les plus récentes du cimetière, au point d’y passer la journée suivant son arrivée, accompagné d’un carnet à croquis.
Quelques habitants supposèrent au bout de quelques jours qu’il venait pour le « boche » retrouvé mort deux ans avant et dont on savait qu’il avait été un personnage important dans son pays. Le fait que ce boche-là soit mort alors que plein d’autres se baladaient bien vivants ceux-là dans toute la France avec l’intention d’y rester le plus possible ne faisait pas beaucoup d’effet à la population du village, comme d’ailleurs à une majeure partie de cette même France. Le Parquet avait conclu au suicide, histoire de ne pas se lancer dans une enquête sur le meurtre d’un Allemand alors que ceux-ci venaient d’occuper Lyon et tentaient de percer jusqu’à Grenoble. Ils auraient sans doute été reçus à coup de sabots s’ils s’étaient donnés la peine d’enquêter sur cette affaire en pleine guerre.
L’enterrement avait animé un petit peu le village, et tout le monde avait mené sa petite enquête pour savoir comment le suicidé s’était retrouvé pendu à un arbre avec une vulgaire cordelette qui ne supportait même pas le poids d’un agneau, et comment le boche avait fait pour se pendre alors que la corde était attachée à une branche située bien trop haute pour être atteinte sans aide. Le village de Montagne, à l’unanimité, bien que le maire préférât qu’on enterre l’affaire avec le corps, disait à qui voulait l’entendre que ce boche avait été aidé pour se suicider. Toute cette « affaire du boche » faisait ricaner les lecteurs de journaux qui se souvenaient de l’affaire Stavinski. Le facteur, rond comme une queue de pelle après sa tournée, disait bien qu’il avait vu trois ou quatre gars louches à bord d’une Renault Vivastella de 1934, rouler en direction de Saint-Marcellin par la départementale, mais cela ne constituait aucunement une preuve. D’ailleurs, jusqu’à l’arrivée de l’américain, on avait fini par faire de cette affaire une sorte de légende.
Interrogé par le prêtre qui le logeait, Hamilton, l’américain, répondit dans un français mâché qu’il venait de faire un passage aux Bahamas et qu’il avait fait le tour du monde pour se payer un voilier. Un français de l’équipage du dernier
bateau qui l’avait employé lui avait vendu un voilier de 6 mètres, à condition qu’il vienne le chercher à Marseille. Il s’était donc rendu à Marseille sur ces indications, mais arrivé là-bas, le Français lui avait faussé compagnie et avait filé avec l’argent. Il cherchait donc ce vilain personnage, apparemment originaire du coin, pour récupérer les sommes engagées. La guerre ne l’intéressait pas, bien que son pays soit en guerre. Le prêtre lui avait souhaité bon courage, tout en lui expliquant qu’en tant qu’Américain, il risquait d’avoir maille à partir avec les soldats Allemands. Alors, Hamilton commença à poser des questions sur ce nom allemand dans le cimetière. Le prêtre lui conseilla d’écouter ce que disaient les villageois, tout en gardant une réserve saine quant à la mort mystérieuse de cet homme, ce Münzenberg. Une seule certitude pour le prêtre, Dieu l’avait rappelé à ses côtés, car bien que la gendarmerie ait constaté un suicide, le prêtre l’avait fait enterrer en bon chrétien.
C’était bien justement ce qui avait mis la puce à l’oreille à celui qui se faisait appeler Hamilton. Car si apparemment en France on ne s’était pas soucié de la mort de Willi Münzenberg, aux Etats-Unis, en revanche, le récent service de renseignement OSS s’y intéressait de près. L’objectif de la mission de l’homme nommé Hamilton, mais qui fut connu plus tard sous le nom de Johnny Guitare, était de rassembler les preuves de la mort de Münzenberg et de les dissimuler aux yeux de l’Abwehr, mais surtout des SS, qui selon toute apparence le considéraient comme étant toujours en vie. Münzenberg avait sur lui, au moment de quitter le camp de Chambaran près Roybon, outre une forte somme d’argent, une liste renseignée des agents du KPD en Europe et plus particulièrement en Suisse, en Tchécoslovaquie et en Serbie. Sa femme et ses associés, par l’intermédiaire de leur journal Die Zükünft, échangeaient avec des données cryptées à travers les articles. Cette liste intéressait par ailleurs personnellement Hamilton, puisqu’il devait ensuite gagner la Serbie afin d’intégrer les troupes parachutistes de Tito.
Après avoir obtenu par le prêtre le nom du médecin ayant délivré le permis d’inhumer, il demanda au prêtre de le faire venir sous un prétexte quelconque et le cuisina sur les circonstances de la mort de Münzenberg. Le médecin, un certain Carrier, se dédouana de toute responsabilité en expliquant que le corps était dans un tel état de décomposition qu’il était difficile de trouver l’origine du décès.
« Y a t-il un document officiel comme un état civil dressé après sa mort ? » demanda Hamilton dans un français défaillant.
Ce fut la question de trop. L’américain comprit qu’il commençait à éveiller des soupçons. Constatant qu’il ne pourrait avoir aucune information supplémentaire, Hamilton se rendit à cheval jusqu’à Grenoble et de là en Suisse, signalant au passage à ses supérieurs qu’il commençait à douter de la mort effective de « Balloon », nom de code utilisé par l’OSS pour désigner Münzenberg. Il n’avait pas de véritables preuves, mais il le sentait dans ses tripes.
Isère, 21 juin 1940 : Evasion
Willi se regardait marcher avec les autres, le long du chemin. Lui ainsi que les autres prestataires du camp avançaient depuis trois heures du matin, dans le calme, bien que d’après les rumeurs glanées ça et là dans la colonne, la Wehrmacht, ou une division SS, approcha à grands pas de Grenoble. La brume matinale empêchait encore les premiers rayons du soleil de frapper les crânes des marcheurs. Depuis trois heures du matin, donc, les réfugiés se trouvaient dans un état de torpeur engendré par le manque de sommeil et l’angoisse de se retrouver face aux soldats allemands qui occupaient Lyon depuis deux jours déjà.
Berg et les autres, environ deux cents compatriotes Allemands, Autrichiens et quelques espagnols, avaient quitté le camp de Chambaran pour rejoindre un autre camp, en Ardèche. Le Général Olry, responsable de l’armée des Alpes, voulait éviter d’être pris à revers. Mais cela, Berg l’ignorait.
A peine un mois s’était écoulé depuis son arrivée dans le camp. Lui, qui vivait par et pour la propagande, n’arrivait pas à distinguer le vrai du faux dans ce mois de juin 1940. Etait-il vrai que le Commandant en chef Weygand réclamait l’Armistice à Paul Reynaud ? Etait-il vrai que l’on introduisait des fascistes au gouvernement, des membres des Croix de feu ? Etait-il donc vrai que la France n’avait pas d’armes pour les soldats encore en garnison ?
Lorsqu’il eut l’idée, avec un jeune journaliste nommé Koestler, de fonder le journal Die Zükunft, il était encore maître de l’information qu’il récoltait et disséminait autour de lui. Mais là, il était aveugle. Il n’avait pas compris que le gouvernement Daladier, par le décret-loi de novembre 1939, puisse créer des centres spéciaux, destinés aux étrangers suspects de présenter un « danger pour la sécurité nationale et l’ordre public ». On savait en haut lieu que Berg n’était pas de cette Cinquième Colonne qui affolait les lecteurs de journaux, surtout depuis l’affaire Aubert, un enseigne de vaisseau qui livrait des codes à l’Abwehr pour entretenir sa maîtresse. Propagande que tout cela ! Berg le savait bien : il avait jeté les bases des principales théories de l’information.
Il n’avait pas compris non plus pourquoi, malgré des appels répétés d’intellectuels comme Paul Albert Krantz, alias Ernest-Erich Noth, ou ceux qu’il appelait « ses innocents » : Gide, Barbusse, Aragon, Malraux, ou Hemingway, personne en France ne semblait réellement en mesure de saisir la portée universaliste d’une guerre préparée contre l’Allemagne d’Hitler. Berg suspectait dans tout cela un complot ourdi chez les militaires français pour mettre à bas la « Gueuse » avec l’aide des Nazis. Cela serait pire que tout. Et pourquoi avoir qualifié d’« ennemis de l’intérieur » des Allemands, des Autrichiens, juifs pour la plupart, et les avoir parqués dans des camps tandis qu’on laissait les Doriot, les Déat, et les membres du PPF libres ? Comment qualifier la conduite d’Henry Bordeaux, de Jules Romains, si facilement grugés par les zélateurs du nazisme et les promesses de paix provenant d’un pays belligérant ?
Berg et son épouse Babette Gross avaient été raflés à la mi-mai puis conduits comme d’autres au stade de Colombes. Là, des policiers avaient séparé les femmes, envoyées à Gurs ou Rieucros via le Vélodrome d’Hiver et les hommes, envoyés à Argelès, Saint-Cyprien, Agde, via le Stade Buffalo. Puis s’en était suivi pour une partie de ceux-ci un long trajet jusqu’en Isère, au camp de Chambaran, au Nord-Ouest de Roybon. Babette était partie au camp de Gurs, qui avait déjà hébergé les réfugiés de la guerre d’Espagne.
Lors de son arrivée à Chambaran, Berg avait été affecté à l’entretien du jardin du commandant. C’était moins aliénant que de transporter des pierres pour consolider la route de Vivizille, ou aplanir la piste de l’aérodrome du coin. En dehors de ce travail de forçat, il avait peu de distractions : il écrivait à sa femme, ou se joignait au reste des réfugiés, dans le petit cinéma du camp. « On y projette sans doute mes films » s’amusa Berg lorsqu’il se rendit à la première séance.
Vivre entouré d’Allemands et d’Autrichiens n’était pas pour rassurer Berg. Il savait que depuis sa rupture avec le Komintern, Staline et d’autres voulaient sa mort. Récemment dans un article paru dans Die Zukunft du 28 août 1939, il avait assimilé Staline à un traître à la révolution. Pourquoi ? Parce qu’après avoir été témoin des grandes purges, Berg risquait d’en devenir victime : le camarade Ulbricht l’avait convoqué à Moscou, sur ordre de Staline. Berg savait ce que cela voulait dire.
Staline ne lâcherait pas le morceau. Il avait sans doute dépêché des agents de la Guépéou ici-même, pour le tuer. Mais comment tuer, ici, sans risquer d’être tué à son tour ? Le camp était en permanence surveillé par des soldats et les mouvements des « prestataires » étaient limités.
La réponse vint d’elle-même, dans la nuit du 20 juin 1940 : le camp de Chambaran devait être immédiatement évacué pour s’éloigner de la zone du conflit.
Pour Berg, le compte à rebours avait débuté à l’annonce du départ. Dans cette colonne d’hommes qu’il voyait avancer le long de la route, il y avait un ou plusieurs (2 ou 3, pas plus) assassins envoyés par Béria, ou Katz, qui ne manqueraient pas cette occasion inespérée pour l’attirer hors de la vue des gardes et le tuer. Il fallait donc identifier ces tueurs au plus vite, les laisser croire qu’il voudrait s’enfuir avec eux, puis leur fausser compagnie.
Dès son affectation au jardin du commandant, Berg avait retrouvé une ancienne connaissance, Valentin Hartig, un syndicaliste allemand réfugié en France. Étrange coïncidence, mais pas nécessairement révélatrice du complot, puisque
Berg connaissait et était connu de nombre de réfugiés allemands. N’avait-il pas été député au Reichtag ? Ne le surnommait-on pas (surnom qu’il exécrait) le millionnaire Rouge ? Ne se promenait-il pas dans le Paris des années trente en Limousine ?
Par les diverses organisations de l’Agit-Prop qu’il avait fondées, il avait fréquenté tous les milieux, mais plus particulièrement les milieux intellectuels français. Il savait manipuler les esprits. Il devait pouvoir influencer, contraindre, tordre les esprits de ses assassins pour échapper à leurs griffes.
Il possédait 5000 francs qui pourraient lui permettre de louer une voiture, de rejoindre la Suisse, ou Marseille afin de quitter la France pour le Mexique. Babette pourrait quant à elle via l’Espagne rejoindre Casablanca et embarquer pour l’Amérique.
En réfléchissant, Berg se disait qu’il devait manquer une pièce au puzzle : les exécutions du NKVD se faisant généralement d’une balle dans la nuque, manquait donc l’arme du crime. Il devait y avoir deux hommes dans le camp, et maintenant dans la colonne. Peut-être Valentin était-il du complot, lui qui marchait à côté de lui, et qui lui racontait des histoires qu’il n’écoutait que d’une oreille ; peut-être un des ces jeunes hommes ambitieux qui pensaient que le tuer, lui, Willy Münzenberg, leur vaudrait une récompense. Un homme devait se trouver à l’extérieur. Un homme capable de l’identifier et de commander l’exécution. Berg ne pouvait s’empêcher de penser à Otto Katz, son bras droit, envoyé par le NKVD pour surveiller ses agissements, et qui agissait sur ordre de Staline. Et dire qu’il lui avait sauvé la vie, à Katz. Il avait vu le jeune homme sauter d’un pont, et avait sauté à son tour pour l’empêcher de se noyer. Mais cela faisait peut-être partie d’un plan pré-établi. Depuis la défection de Berg, en 1937, Katz avait repris l’organisation de l’Agit-Prop dans tout l’Occident. Mais Katz était parti aux États-Unis afin de propager les idéaux révolutionnaires à Hollywood. Berg avait des contacts précieux là-bas : Dos Passos, Dashiell Hammett et Hemingway, entre autres. Katz se servirait d’eux à son tour pour lever des fonds, leur faisant croire qu’il était un héros anti-fasciste luttant contre le nazisme, alors qu’il n’était qu’un pion dans la gigantesque toile tissée par l’infaillible chef du Kremlin.
Il y avait aussi Walter Ulbricht, cette mauvaise âme de traître dévot, qui l’avait menacé de mort par journal interposé, lorsqu’il avait fait paraître son fameux article sur Staline. Ulbricht était un bon soldat, prêt à tous les reniements. Un bon petit soldat.
Pour échapper à ses tueurs, il fallait anticiper leurs mouvements. Ils tenteraient sûrement de lui proposer de s’évader. Mieux encore : ils lui suggéreraient l’idée de s’évader, et ce serait lui qui le leur proposerait.
Si Valentin était un des hommes, il devait faire attention. En arrivant au camp, il avait été surpris de le retrouver, et les deux hommes avaient échangé leurs souvenirs. Berg ne s’était pas douté au début qu’il pourrait s’agir d’un appât, destiné à ramollir Berg, à le faire entrer dans une sorte d’état d’esprit confus en mêlant des souvenirs d’une époque glorieuse, le sentiment d’être abandonné dans ce camp, et de finir par demander même un châtiment ou une rédemption. Mais Berg n’était pas faible. Il n’était pas, comme la plupart des hommes politiques et des cadres du Parti, un intellectuel issu de la bourgeoisie : il venait du Prolétariat, du Peuple Élu. Il était massif, carré, imposant. L’exercice imposé au camp (bêcher, retourner la terre, arracher les mauvaises herbes) lui avait redonné la force physique pour affronter ses ennemis.
Les tueurs n’étaient peut-être pas si jeunes. Le NKVD les avait peut-être déjà envoyés faire disparaître les anarchistes ou harceler les communistes en Espagne: ça n’était peut-être pas leur première mission. Berg regarda attentivement Valentin Hartig, et envoya un instant balader toutes ces théories. « Si ça se trouve, pensa-t-il, tout cela n’est qu’un dossier bidon », un « Lipa » comme on disait dans le jargon du NKVD. Si Staline avait voulu le tuer, il l’aurait fait empoisonner, comme il avait fait pour Maxime Gorki en 1936… Non, celui qui voulait réellement le mettre hors d’état de nuire, c’était Goebbels. Münzenberg menait une guerre sur le papier contre le chef de la Propagande Nazie. Avec l’aide d’un réseau d’agents en Allemagne, il récoltait et publiait des informations qui nuisaient terriblement à l’image lissée que Goebbels laissait filtrer au delà des frontières germaniques.
Berg avait conseillé l’écrivain Jean Giraudoux lorsqu’il avait pris la direction du Commissariat Général à l’Information, et lui avait fourni des noms de collaborateurs allemands pour son Service de Propagande en Pays Ennemi, proposé des lâchers de ballons contenant des tracts de propagande. C’est grâce à ces actions que Berg avait été contacté par le 2e Bureau de l’Etat Major, le service de Renseignements Français. Car les actions du Commissariat dirigé par Giraudoux se heurtaient à l’État-Major des Armées, désireux de garder la mainmise sur la propagande délivrée outre-Rhin.
Un certain André s’était présenté à lui, directement en allemand (Berg ne parlait pas français) dans un café, se prétendant membre du service des Communications. D’abord peu crédule, Berg avait fini par croire cet homme qui l’avait ensuite accompagné jusqu’aux bureaux d’une entreprise de travaux ruraux, située en banlieue de Paris, où dans le hangar se trouvaient une dizaine de personnes travaillant pour le Service de Renseignements français. Le nommé André (plus tard Berg su qu’on l’appelait également Joseph Marchand) lui proposa un café qu’il but lentement tout en écoutant ce que les SR français savaient de lui. Et ils en savaient beaucoup. Mais Berg ne se laissa pas impressionner. Il était bien sûr volontaire pour aider les services de renseignements à identifier des membres du Komintern à Paris parmi les réfugiés, à condition qu’ils ne soient ni arrêtés ni inquiétés. Disant cela, Berg voulait que ledit André se sente en position de force, alors qu’en réalité, Berg comptait lui donner des informations au compte-goutte sans dévoiler aucun des agents qui travaillaient pour lui en Allemagne, que ce soit au KPD, le Parti Communiste Allemand, ou certains membres du West-Büro, organisme clandestin de Dimitrov. Les hommes qui l’aidaient dans la lutte anti-fasciste étaient bien trop précieux pour les « confier » à des amateurs, pensait-il. Il lui livrerait des réfugiés Allemands communistes qui dépendaient de près ou de loin de Katz, donc du NKVD, afin d’avoir les coudées franches et continuer son travail de sape. Car Katz, à cette époque, lui serrait la vis : le matin en se levant il ressentait une gêne au niveau de l’épaule, comme si quelque entité s’appuyait dessus durant la nuit pour connaître le contenu de ses rêves, pour le dévoiler. Ce fantôme, c’était Katz. André lui affirma après avoir noté quelques noms, le sourire en coin, qu’il allait faire en sorte de ne pas inquiéter ces personnages, et qu’il serait bientôt recontacté, de manière plus officielle, pour communiquer avec certains appareils d’État qui nécessitaient l’appui d’une personne compétence en matière d’information. Berg avait tout de suite pensé qu’on voudrait le charger, de la façon la moins officielle possible, de préparer la France à la guerre contre l’Allemagne.
Désormais assis sur le bord de l’Herbasse, la rivière qu’ils longeaient depuis plusieurs kilomètres, Berg souriait amèrement en repensant à cette rencontre. Non seulement il n’avait pas pu organiser la propagande anti-nazie comme il l’aurait voulu, mais de plus en retour il n’avait pas pu obtenir de Giraudoux d’être épargné par ces rafles qui l’avaient mené en Isère. A travers le Commissariat Général à l’Information son rôle avait consisté, outre préparer la logistique pour expédier des tracts en Allemagne et en Belgique, à renvoyer à Goebbels la balle que celui-ci lui lançait. En cela consistait ce qu’il appelait la «méta- propagande ». Si la propagande de Goebbels disait « 500 000 personnes se sont rendues à une conférence », parce que cette conférence incarnait l’union de la Nation, Münzenberg au lieu de contester le nombre de participants, lui répondait aimablement : quelle conférence ? Ainsi, Goebbels s’arrachait les cheveux à tenter de prouver l’existence de la conférence, tandis que Berg riait dans son coin.
Peu avant d’être envoyé au stade de Colombes, le centre de tri des réfugiés à Paris, le même André – donc Joseph Marchand, lui avait dit que des agents de la Gestapo le surveillaient, et qu’il valait mieux pour lui quitter Paris pour un temps. Ce à quoi Berg avait répondu qu’il comptait se rendre en Suisse, où il avait quelques amis, à condition que Giraudoux face pression sur les autorités pour lui éviter, à lui et à sa femme, l’internement dans un camp. Joseph Marchand lui avait rétorqué que les SR n’avaient pas les moyens de faire pression sur le gouvernement ; que bien qu’indispensables, ils manquaient de moyens et de leviers pour mettre en place des protections. Berg savait que Marchand ne mentait pas : il avait vu les locaux miteux où travaillait la cellule d’agents. « Je pourrais vous donner de l’argent » avait déclaré Berg, plaisantant à moitié. Marchand avait souri, presque dépité par cette déclaration.
Si la Gestapo voulait Berg, c’était pour l’interroger d’abord sur son implication
dans les actions du KPD, le parti communiste en Allemagne. Et le tuer ensuite. Car le KPD n’avait cessé de harceler les bandits en chemise brune, inondant de tracts l’Allemagne, créant des filières d’évasion pour les communistes faits prisonniers par les SS, et émettant des appels radio dans tout le IIIe Reich dénonçant nommément les mouchards de la Gestapo. Et ce, contre la ligne officielle du Parti, qui depuis le pacte Germano-Soviétique en 1938 voulait aplanir les angles avec Hitler. Curieusement le pire ennemi du parti communiste allemand n’avait pas été le Parti Nazi, mais le Komintern, avec la complicité de la France. L’essentiel des dirigeants, des têtes pensantes du Parti Allemand se trouvaient en France, à Paris. De Paris, Berg, Merker, Dahlem, Stibi et d’autres organisaient la résistance active du KPD. Après leur arrestation, leur placement dans différents camps dispatchés dans toute la France au début de la guerre, impossible dès lors d’organiser quoi que ce soit. De plus Staline avait nommé Ulbricht à la tête du KPD : un exécutant sans vision, sans profondeur, alors qu’il fallait sans cesse trouver de nouveaux moyens d’emmerder les nazis !
Berg était donc pris entre deux feux : les assassins probablement envoyés par Staline, qui le voulait mort, et la Gestapo qui voulait lui soutirer des noms pour anéantir ce qu’il restait encore du KPD.
Avec Hartig, Leo et Hirth, ses trois compagnons, il mit au point un plan destiné à fausser compagnie à la colonne de réfugiés qui se dirigeait vers l’Ardèche. Ne parlant pas français, il avait besoin de Leo pour traduire ses directives et Hartig et Hirth pourraient le protéger. Le plan était risqué : quitter la colonne, échapper aux gardes et aux soldats français, acheter une voiture avec l’argent qu’il avait en poche, puis rejoindre la Suisse, puis Marseille, où Berg le savait, un réseau existait pour faire quitter le territoire français.
D’un autre côté, et même s’il avait envie de rester en vie et de continuer à se battre depuis l’étranger, Berg aurait préféré continuer le combat directement depuis la France. Otto Katz avait déjà répandu son réseau d’agents du Komintern aux Etats-Unis, en Amérique Centrale et en Amérique Latine. Quitter la France pour se retrouver entre les mains de Katz ne l’enchantait guère : il savait que tôt ou tard, il finirait avec une balle dans la tête. Sa femme avait l’intention de s’échapper elle aussi du camp de Gurs, où elle continuait de faire paraître le journal Die Zukunft . Elle irait probablement au Mexique, où d’anciens combattants de la Guerre d’Espagne pourraient lui trouver une planque. Il était hors de question pour elle, Berg le lui avait fait promettre, de rentrer en contact avec Trotsky : Berg savait que Staline ferait tout pour le réduire au silence et il n’était pas exclu qu’un attentat à la bombe le vise et tue également les personnes gravitant autour de lui.
C’est ainsi qu’en fin de matinée du 21 juin 1940, profitant de l’esclandre provoqué par le passage de trois Caudron de l’aviation française en direction de
Romans sur Isère, Berg et trois acolytes allemands, peut-être membres du NKVD, quittèrent les quelques trois cents compatriotes réfugiés pour tenter de rejoindre la Suisse.
Paris, 1935 : Agents A-120 & A-121
La Gestapo s’intéressait tout particulièrement à Münzenberg depuis que celui-ci avait publié le Livre Brun, un réquisitoire contre Goering, les S.A. et la Gestapo elle-même, rédigé dans le cadre du procès intenté à Dimitroff pour l’incendie du Reichtag, en février 1933. Dimitroff était un des responsables du Komintern en Europe et sa prise avait constitué pour la Gestapo une grande fierté. Faire accuser un des responsables du Komintern comme commanditaire de l’incendie du Reichtag était une manière de saper les dernières poches de résistances en Allemagne. Aussi lorsque fut produit le fameux Livre Brun, et que le procès à charge contre Dimitroff se transforma en un plaidoyer pour prouver l’innocence de Goering, la Gestapo décida de se venger de cet affront.
Sans qu’Himmler, qui avait pris la tête des SS et de la Gestapo après Goering, en soit directement informé, deux agents furent nommés à la surveillance de Münzenberg, alors réfugié à Paris. Ces deux agents, au nom de code A-120 et A-121, devaient surveiller cet ancien député et répertorier ses contacts français, afin de préparer le filet dans lequel Münzenberg devrait fatalement tomber.
La première des choses qu’apprirent les deux agents à leur arrivée à Paris, fut que Münzenberg avait obtenu un droit d’asile grâce à un certain Gaston Bergery, homme politique français. Visiblement anti-fasciste, ce Bergery était, d’après les agents A-120 et A-121, assez ambitieux et il serait possible de le retourner en lui faisant miroiter un poste élevé dans la bureaucratie française. En échange de quoi il laisserait tomber Münzenberg.
La chose était moins aisée pour Lucien Vogel, l’hôte de Münzenberg. Vogel évoluait dans la haute société et il semblait difficile de faire pression sur lui.
En observant de plus près l’entourage immédiat de Münzenberg, les agents A- 120 et A-121 en conclurent que celui-ci avait plus de souci à se faire dans son propre camp que dans le camp ennemi. La surveillance d’un certain Albert, un russe rencontrant directement et seul à seul Maurice Thorez, le numéro 1 du PCF, Otto Katz, le très ambitieux second de Willi, ainsi que Walter Ulbricht, l’un des quatre derniers cadres du Parti Communiste Allemand, récemment rapatrié à Paris, permit à la Gestapo de dresser un tableau assez sombre de l’avenir de Münzenberg. Certes, il était très actif et côtoyait des intellectuels français, anglais, suédois, par le biais de son comité antifasciste piloté par l’écrivain Barbusse, et remuait ciel et terre pour emmerder Goebbels. Mais sa position en France était fragile : il semblait considéré comme suspect par le service de surveillance des espions Français et par le SR. La Gestapo constata que les services secrets français utilisaient Münzenberg, mais qu’il ne semblait rien obtenir en retour.
Satisfaits de leur tour d’Horizon, les agents A-120 et A-121 rentrèrent en Allemagne, en passant par la Suisse, et rédigèrent leur rapportdont les conclusions furent les suivantes: «entouré par des requins ambitieux qui attendent patiemment un ordre de Moscou pour prendre sa place, Münzenberg ne voit par dans son délire de toute puissance qu’il est un colosse aux pieds d’argile. L’univers qu’il côtoie ne fera aucun sacrifice pour lui venir en aide le moment venu. Il faut attendre que le fruit tombe de l’arbre pour le cueillir. »
Châtenay-Malabris : la propagande comme arme, 1937
Berg avait perdu l’immense empire qu’il avait fondé : les ordres de Staline avaient été clairs : c’était Smeral, mieux en cour que Münzenberg, qui devait prendre le relais. Profondément abattu, Willi décida d’aller se reposer dans une maison de Santé. Il prétexta l’écriture d’un texte qu’il ferait passer prochainement dans une des nombreuses maisons d’édition qu’il avait contribué à créer.
Dans la maison de repos de Châtenay-Malabris, Berg rassemblait ses notes prises au fil des années et tachait de les organiser pour percer à jour l’instrument de propagande nazi. Les méthodes employées par mes ennemis, finit-il par se convaincre, sont les mêmes que les miennes. Sauf que moi je les emploie à bon escient. Mais c’était faux. Aussitôt cette phrase pensée, des images des dernières purges de Moscou, auxquelles il avait assisté sans broncher, lui revinrent en mémoire. L’instrument qu’il utilisait était neutre, il devait l’être, quand bien même. ne l’étaient pas les personnes qui l’utilisaient. La vie était une lutte et il fallait prendre parti, pour ne pas finir écrasé par l’un ou l’autre camp. Lui, Berg, était dans le camp des justes. Certes, Staline n’était pas Lénine, et la poigne de fer avec laquelle le Camarade Staline dirigeait son pays était à la mesure des dangers qu’il encourrait, n’est-ce pas ?
La propagande était une véritable arme contre l’ennemi : cette affirmation était réelle, effective. Pourquoi semblait-il le seul en France à s’en préoccuper ? Il devait prendre contact à nouveau avec les Services de Renseignement Français, se rapprocher de personnes plus influentes, agir en profondeur : demander l’aide aux loges maçonniques de Paris, à la Loge des Neuf Sœurs ?
Cet ouvrage sur la propagande, afin de faire bien comprendre son propos, devait se baser tout d’abord sur l’ouvrage de référence du régime nazi : Mein Kampf. En explicitant, à grands renforts de citations, comment le parti national- socialiste définissait le mot propagande et comment il s’en servait, il pourrait exposer à ses lecteurs et au monde entier ses rouages et surtout ses finalités. Les idées exposées par Hitler dans son livre étaient un brassage de nihilisme et d’esprit revanchard d’ancien combattant frustré cherchant à séduire la bourgeoisie effrayée par le communisme, tout en développant assez clairement des idées antisémites et xénophobes issues d’une philosophie traditionnelle allemande, glorifiant le corps, la nature et le peuple allemand.
Or, Hitler n’était pas Allemand. Münzenberg, grâce au réseau du NKPD, avait appris qu’Adolf Hitler était au départ un citoyen Autrichien. En se présentant à des élections, il avait obtenu la nationalité allemande par décret. Cette tricherie le rendait aux yeux de Münzenberg encore plus abject. Lui qui vantait les mérites de la « race allemande » n’était pas lui-même allemand. Plus sarcastique encore, ce nain brun à moustache prônait cette fameuse race aryenne, une race nordique blonde, aux yeux bleus, et à la peau blanche !
Personne ne voyait le ridicule de la situation, personne ne semblait voir dans les propos d’Hitler le délire schizophrénique qui l’habitait. La population allemande était déjà acquise à la doctrine du parti national socialiste ; si ce n’était par conviction, elle l’était tout au moins par crainte de représailles.
Hitler n’était qu’un homme, après tout. Le véritable danger s’incarnait dans les hommes et les femmes qui gravitaient autour de lui : Himmler, l’ancien éleveur de poulets débonnaire ; le délirant et impayable Goebbels, Heydrich, le paysan intraitable sur le retour…
Tricherie, tromperie… comment le peuple allemand s’était-il laissé berner à ce point ? En quelques années, le Parti National Socialiste, issu de nulle part, avait porté Hitler aux plus hauts postes du pouvoir jusqu’à en faire ce führer incontrôlable qui défiait les nations européennes par ses bravades.
Plus le mensonge est gros, plus il est admis par la majorité. C’était comme si dans l’esprit des gens, une porte se fermait lorsque certaines données leurs étaient présentées. Comme s’il existait un point, physique, grâce auquel on pouvait faire gober n’importe quoi à la population.
Münzenberg l’avait expérimenté sur des personnalités, des écrivains. Ceux-ci pêchaient par orgueil, c’est presque trop facile de les mener par le bout du nez : ils en redemandaient même !
Mais la masse, l’incompressible masse, le Prolétariat, comment se laissait-il berner à ce point ?
La réponse tenait en un mot : propagande. Utiliser cette arme, c’était comme si l’on parvenait à violer l’esprit des gens pour y anesthésier l’esprit critique.
Le seul moyen de lutter contre la propagande était d’user de celle-ci à rebours des idées à combattre, au risque de semer une confusion si l’arme était mal dosée.
Le livre de Münzenberg devait donc être un mélange subtil de dénonciation de la propagande nazie et d’affirmations de demi-vérités liées à la Révolution. Même si Staline n’était pas meilleur qu’Hitler.
Personne n’osait jusqu’à présent comparer Staline à Hitler. Les quelques écrivains qui avaient été reçus en Union Soviétique, comme Gide ou André Fraigneau, certes n’avaient pas été dupes du paradis qu’on avait cherché à leur refiler, mais n’avaient pas vu que l’appareil du parti agissait comme un rouleau compresseur sur toute forme de contestation.
Pour anéantir la contestation, pensait Berg, il suffisait de la faire passer pour un spectacle cathartique. Ce que Staline se refusait à faire, tant il prenait au sérieux son rôle de maître de la nation et d’incarnation de l’âme russe.
Berg repensait longuement aux choix qu’il avait faits dans sa vie. Cette retraite – le prétexte de l’ouvrage était bien aisé- lui permettait de faire le point. Fils d’ouvrier, il avait gravi rapidement les échelons du Parti en Allemagne et s’était rapproché du pouvoir en URSS, jusqu’à côtoyer Lénine lui-même.
Cette ascension, loin d’être fulgurante, n’était que le fruit du labeur. Berg s’était épanoui dans ce qu’il savait faire de mieux.
Au sein de la cellule de son parti, il avait trouvé plus que des camarades : il avait appris le monde. Et comment s’en libérer.
Montagne, 14 juillet 1940 : « Finde das Kaninchen »
Personne dans le village de Saint-Marcellin n’avait envie de commémorer la Convention, ou la prise de la Bastille. Dans cette bourgade du Grésivaudan, l’heure était à la paresse de l’Occupation. Les rares voitures qui circulaient étaient réquisitionnées par la poignée de gendarmes qui tentaient, pour le Préfet de l’Isère, de maintenir un ordre désormais illusoire. Lorsque deux Allemands débarquèrent dans une Citroën Traction pleine de poussière, toute la commune se mit en branle. Que cherchaient-ils ? Que voulaient-ils ? Seulement un des deux Allemands parlait Français. Ils étaient à la recherche d’autres Allemands. Cela paru tout à fait singulier au garagiste qui leur fournit le peu d’essence qu’il lui restait : des Allemands cherchant d’autres Allemands dans un pays étranger, il y avait de quoi s’étonner. Mais les Allemands étaient désormais partout en Europe. Partout où A-120 et A-121 se rendaient, ils prenaient des notes. Ils devraient rendre compte de leur expédition à Himmler lui-même, cette fois-ci. Goebbels enrageait d’imaginer que Münzenberg s’était échappé – avec la complicité du NKVD, pensait-il, et qu’il pourrait encore nuire par ses actions politiques depuis un autre pays d’Europe, clandestinement. Le chef de la propagande nazie était persuadé que Berg n’aurait de trêve à le harceler qu’une fois mort. C’était pour cela qu’il avait fait envoyer les deux agents de la Gestapo à Saint-Marcellin, village perdu dans les montagnes où Berg aurait pu se cacher avant de rejoindre la Suisse.
D’après son contact en Suisse, un certain Pierre Brun, fonctionnaire catholique fervent admirateur de Pétain et de l’Action Française (Pie XII avait levé sa mise à l’Index un an auparavant), Goebbels savait que Berg n’avait pas mis les pieds dans la capitale helvète. Ses contacts connus étaient pistés, mais cela ne donnait rien. La dernière option qui restait pour trouver et tuer Münzenberg était de remonter la piste depuis Lyon jusqu’à Chambaran, et de chercher des indices de sa venue. A-120 et A-121 avaient déjà reçu un message d’un camp situé en Ardèche signalant qu’un gradé français avait aperçu une liasse de plusieurs milliers de francs dans le portefeuille de Berg, et que celui-ci avait réuni quelques hommes jeunes autour de lui, qui l’écoutaient parler et se moquer d’Hitler. Cet argent aurait servi à Berg à s’acheter une voiture pour quitter la France. Ou bien aller à Marseille ? La piste restait à explorer.
Ce qui mit cependant la puce à l’oreille des agents de la Gestapo, ce fut la parole du tenancier du café du commerce, au bout du troisième café infect bu à la terrasse, en regardant les gendarmes français faire la circulation des ânes et des vaches. Le tenancier avait semblé insinuer qu’ils n’étaient pas les seuls à chercher des fuyards Allemands depuis quelques jours, bien que par les temps qui couraient, c’étaient plutôt des Français qui foutaient le camp, et tous azimuts. Aussitôt cette information transmise et digérée à Lyon, des renforts furent envoyés pour quadriller la région à la recherche d’agents du NKVD patrouillant dans le secteur.
Les agents de la Gestapo étaient préparés à entrer en collision avec les services secrets russes. Ils ne s’attendaient pas à trouver la piste si fraîche. Des renforts étaient indispensables. Ils quittèrent le café en saluant les gendarmes, et regagnèrent leur véhicule, direction Chambaran.
A quelques mètres de là, un des évadés du camp de Chambaran assistait à la scène. C’était un des jeunes Allemands que Berg avait convaincu de l’accompagner dans sa fuite. Seulement, celui-ci ne cherchait pas à s’enfuir vers la Suisse, ou le Maroc. Il avait pour mission d’assassiner celui qui avait osé salir le nom du grand Staline. Il fallait agir dans le calme, mais avant que ces foutus boches ne mettent la main sur eux. Il avait gagné – lui semblait-il – la confiance de Münzenberg, mais il ne se croyait pas encore tout à fait prêt pour mettre son plan à exécution. Pour faire croire à un suicide, il devait d’abord parvenir à éloigner les deux autres, ce qui n’était pas chose aisée, car Münzenberg prenait soin de ne jamais être seul avec l’un d’entre eux, afin que la surveillance mutuelle soit constante. De plus, Berg avait beau avoir plus de soixante ans, il était aussi massif que lui. Il s’imaginait lui serrant la corde autour du cou après l’avoir étranglé. Qui viendrait fouiner après le suicide d’un Allemand paumé aux portes du Vercors en plein milieu d’une guerre perdue d’avance ? Personne. Le climat de la France ressemblait à la fin du monde, où ceux qui n’étaient pas insouciants ou ignares savaient que jamais le monde ne serait le même.
Le jeune homme trapu se pencha sur le petit pont qui enjambait la rivière Cumane, et à l’aide d’une craie, traça un sigle à destination d’un complice qui signalait que l’opération mise en place depuis plus de six mois allait enfin aboutir. Un peu plus tôt que prévu, certes, et avec des zones d’ombres, mais la Gestapo ne leur laissait pas le choix.
Ainsi, pendant l’été 1940, pendant la grande débâcle de l’armée française et la démission des parlementaires au profit d’un narcissique octogénaire à moustache, alors que la France se rendait à peine compte qu’elle avait perdu la guerre, le Sud de la France devenait le terrain de jeu des services secrets allemand et russe. Leur objectif : localiser et abattre leur ennemi commun : Willi Münzenberg.
Paris, juin 1970 : à bord de la péniche de Hayden
Le colosse barbu qui se faisait appeler Sterling Hayden en avait marre de recevoir ces interviewers. Ils avaient débarqué avec leur caméra pour lui poser des questions sur sa vie, alors qu’il voulait demeurer incognito (d’où la barbe). Mais l’appel de la caméra avait été trop fort, plus fort que découvrir le contenu de cette enveloppe qu’il venait de recevoir d’Italie, et qui contenait peut-être de nouvelles informations sur sa marotte.
Il venait certes de publier un livre sur sa vie et sur ses débuts à Hollywood, mais ce qu’il voulait, lorsqu’il avait formé le projet de revenir en France, aux alentours de 1956, c’était résoudre un mystère vieux de presque trente ans. Un mystère qui datait de l’époque où il avait été parachuté par l’OSS en pleine guerre mondiale, de façon totalement officieuse, dans le Vercors.
La question qui taraudait Hayden/Hamilton était la suivante : « Balloon » avait- il été capturé par la Gestapo ou bien assassiné par le NKVD ? Münzenberg n’avait tout simplement pas pu se suicider. C’était impossible. Rien ne concordait. Mais cette question, les journalistes étaient à mille lieues de la lui poser. Et c’était mieux ainsi. Il n’avait pas la réponse.
En menant son enquête, après guerre, il avait retrouvé un mémo envoyé à Georges Abbott, Consul Adjoint des Etats-Unis basé à Marseille fin 1940, par son homologue Tchécoslovaque, Vladimir Vochoc, au sujet d’un Allemand échappé d’un camp qui souhaitait rejoindre les Amériques. Cet Allemand affirmait détenir des informations sur des membres du KPD en Europe, qui pourraient être utiles aux Etats-Unis si la guerre tournait à leur avantage. Mais ce mémo semblait être resté lettre morte, jusqu’en 1956, où, suite à la mort de Staline, certaines archives furent ouvertes et lui permirent de corroborer certaines informations.
Il était très imprudent d’aller fouiller dans les pays de l’Est, c’est pourquoi Hayden avait choisi de s’installer provisoirement à Paris. De la capitale il pouvait facilement se rendre en Italie, à Trieste, où un vieil ami à lui, le docteur Georges de Carras, Français partisan de Tito, pouvait réactiver certaines cellules du temps de la résistance yougoslave. Il en parla un peu durant l’interview, tout en insinuant qu’il avait des choses à lire dans sa cabine.
Après le départ des journalistes, il se saisit promptement de l’enveloppe. Elle avait été envoyée par son ami de Carras, et contenait le cliché d’un photographe tchécoslovaque nommé Sudek. La prise de vue, évanescente, montrait un groupe de personnes assises à une table longue et étroite, probablement à la suite d’un banquet ou d’une fête. La scène, d’après le texte inscrit au dos de la main du docteur, avait été immortalisée le 14 août 1949 au nord de Gyor, en Hongrie.
On distinguait cinq ou six personnes de face et trois de dos. Parmi les personnes de face, un visage était entouré en rouge, avec un point d’exclamation. L’image était volontairement un peu floue. L’homme dont la tête était entourée était âgé, corpulent, et semblait assez fortuné: il portait un pantalon blanc et une casquette, et fumait un cigare. Et il souriait de ce sourire qu’Hayden attendait depuis longtemps.
Ainsi donc Willy n’était pas mort. Il avait mis en scène un prétendu suicide, sachant que personne n’irait vérifier, et que le NKVD se contenterait, après la rupture du pacte germano-soviétique, d’un rapport bidon, un « lipa ». Seule la Gestapo l’avait cru en vie, sans pouvoir relier les preuves qu’elle avait à sa disposition. En effet – qui l’aurait cru en réalité ? Münzenberg ne voulait pas rejoindre la Suisse ou bien quitter l’Europe, mais bien s’enfoncer dans les méandres du Troisième Reich et y disparaître. Comme dans l’œil d’un cyclone. Porté par le vent, à la manière de ses fameux ballons de propagande.
Le colosse barbu alluma une cigarette et se mit à rire à s’en taper la cuisse en repensant à la date : le 14 août ! Ce salaud fêtait probablement son anniversaire ce jour-là !
Le capitaine Hamilton, alias Sterling Hayden, alias Sterling Walter, venait de se soulager d’une question. Il avait mis près de trente années, mais il y était arrivé. Maintenant, il pouvait passer à autre chose. A la chasse aux sorcières, peut-être.
Aurillac-sur-Mer – 07/03/2020