A
Chan soulèverait-il la moustiquaire ou frapperait-il au travers ? Son estomac lui faisait mal et il sentait qu’il avait été probablement piqué par un de ces sales moustiques propageant une nouvelle maladie, hybride consumériste du Chikungunya et du streptocoque pyogène A, transformant les personnes atteintes par le virus bactérien en cadavres ambulants destinés à garnir les housses mortuaires.
Il entendait le bruit de cet ignoble parasite jusqu’au creux de son oreille. Comment cet insecte avait-il pu s’immiscer à l’intérieur de son espace de survie, sécurisé par sa moustiquaire nocturne ?
L’ignominieux suceur de sang volant avait ainsi, très certainement, pu franchir la fenêtre filtrante, les pièges à phéromones disposés ça et là dans le living room ; déambuler à travers les nuages mortels de colophane et de limonène jusqu’à la chambre à coucher ; percer, enfin, les défenses de la moustiquaire afin d’attaquer notre personnage prénommé Chan, au creux du pli de la jambe, derrière le genoux, là où la chair est tendre, hélas, et j’ai lu tous les livres.
Comment faire pour atteindre sa trousse à pharmacie qui contenait l’inexorable seringue cocktail quinine/pyostacine salvatrice, se demandait Chan. Il lui faudrait donc soulever la moustiquaire ou bien déloger la seringue en frappant sa trousse pour l’ouvrir et se saisir de son contenu. Cruel dilemme !
Il appela son Androïde, Rhizome, et lui demanda de lui venir en aide.
« Je suis désolé, répondit celui-ci, je ne peux vous aider, car vous n’avez pas réglé la dernière créance que vous deviez effectuer sur le compte de Tang-Shan ®. Par conséquent, l’application est indisponible. Vous pouvez toujours appeler un ami ou bien tenter le 50/50. »
Chan était sur le point de prendre une décision qui aurait certainement impacté le restant de ses jours lorsqu’il reçut un appel via son système neuroLAN. Il avait déjà commencé à composer le numéro de Chat GPT 34, l’I.A. de l’Hérault. C’était son seul ami. Mais le neuroLAN prit le dessus : il répondit.
« Ici Dany Bryant, Chan, il faut que tu rappliques au Central, on a un gros problème avec des gueules d’augmentés qui se sont échappés de la Cyborg-Klinik.
– Y’en a pour combien ? interrogea Chan, répondant ainsi à Bryant qui lui communiquait les informations via SynapSnap.
– Deux cents par tête, si tu peux nous le faire dans la semaine. Trois cents si tu réduits le timing.
– ça roule, j’ai besoin de fric pour m’acheter la dernière mise à jour de chez Fleetox.
– Ah, oui, il paraît que c’est plus efficace que les traitements contre les Chiku-gènes, enfin, on dit que ça détériore pas les organes comme le traitement.
– Si je pouvais éviter de me refaire un implant de foie, ça m’arrangerait.
– Ben, écoute, t’as la motivation pour ce boulot on dirait.
– Bryant ?
– Ouais ?
– Je ne suis pas le premier que t’appelles, pas vrai ?
– On peut rien te cacher, Chan. Mais il n’y a pas meilleur Bread Runner que toi, tu le sais.
– Ouais. Qui c’était ? Je veux dire, avant…
– Holden.
– Il peut encore respirer ?
– Oui, si personne lui débranche les tuyaux. »
Chan, oubliant soudain le moustique, jaillit de la moustiquaire et arracha la seringue à son étui. Il s’injecta une double dose d’antibiotiques tout en cheminant vers la salle de bain. Il ordonna à ses rideaux de s’ouvrir et à sa douche de préparer une toilette ionique. Lorsqu’il s’inséra dans la machine nettoyante, il s’accorda un moment pour rejoindre Melon Suk, là-haut sur sa montagne.
Melon Suk était un prophète du XXIe siècle qui avait fait un certain nombres d’actions et professé une certaine quantité de sagesses qui aujourd’hui servaient de base à un mouvement religieux qu’on appelait le Sukisme. Par exemple, lorsqu’on était dans une situation compliquée, on pouvait aller chercher de l’inspiration dans ses déclarations : « Je pense qu’il est possible pour les gens normaux de choisir d’être extraordinaires », ou bien : « Si vous cherchez de l’inspiration, n’allez pas chercher plus loin que la lumière du soleil. » Ou encore : « Le premier principe de la résolution de problèmes est de ne pas s’illusionner soi-même, et vous êtes le plus facile à tromper ». Et enfin : « Il faut être prêt à sortir de sa zone de confort si on veut vraiment grandir en tant qu’individu. » Ces grandes paroles avaient donné à Melon Suk une aura tant dans le monde de l’entreprise où il avait évolué, que dans le monde des spiritualités où il avait excellé grâce au développement d’un réseau social, SynapX. Lorsqu’on avait besoin de réconfort, de retrouver un peu la machine qui était enfouie dans ce corps humain flétri, alors on se connectait à SynapX. Ensuite, vous étiez assailli d’émotion en voyant, comme si vous y étiez, le corps musculeux et massif de Melon Suk, portant un grand « X » sur l’épaule, gravir une montagne de pierres noires et taillantes, entouré de personnalités diaboliques qui le flagellaient à coups de billets de cent dollars. C’était un spectacle intenable, et pourtant, irrésistible. Les billets de banque venaient fouetter la peau de Melon Zuk et bien qu’il nous soit impossible de voir son visage, caché par sa chevelure ainsi que par sa posture meurtrie et sacerdotale, on sentait qu’il souffrait de porter ce « X ». L’intense émotion qui jaillissait de ce spectacle affligeant vous poussait à être un winner.
Chan s’abandonna durant plusieurs minutes à la contemplation de l’ascension de Melon Suk. Il fit le plein d’énergie afin de passer une journée proactive.
Les Bread Runners étaient des agents ayant le statut d’assimilés-fonctionnaires, dépendant directement du préfet de police mais pouvant être révoqués à tout instant selon les besoins du service. Leur rôle dans la société était de mettre en « arrêt maladie » tous les individus qui, pour une raison ou une autre, refusaient de fusionner avec la machine pour devenir efficients. L’Efficience était considérée comme la condition première du rôle de citoyen de l’Europa-Korps, un conglomérat politico-industriel menée par une assemblée de Dir’-Com’ à la retraite d’une part, et de quadragénaires aux dents longues et à la vue courte d’autre part. L’Efficience était devenue un des grands principes de l’Union Europa-Korps, comme des régions-nations qui la composaient : la plupart l’avaient inscrite dans leur Constitution, au même titre que le Droit de ne Pas faire Grève (DPG, 2125, droit du travail), Le Pouvoir Ecologique de Transmettre l’Adn Insoluble National (PETAIN, 2126, interdiction de l’avortement), etc.
A la fin 2027, alors qu’une nouvelle Pandémie avait cloîtré toute l’Asie et décimé une partie de la Russie, des progrès étonnants furent accomplis en matière de cyborgisation de l’humain. Docteur Brigitte Simon, designer de l’ergonomie IHM (Interface Homme-Machine), élabora un protocole (la Directive Jorion) permettant définitivement aux Hommes de fusionner avec la machine. Le seul problème était que le point de fusion se basait essentiellement sur le chromosome Y, présent uniquement chez l’être humain « masculin ». Cette découverte entraîna une Guerre des Sexes. Cette guerre mondiale dura pendant près de 6 années et se solda par la destruction massive de la bio-diversité de la planète, qui déjà n’avait pas besoin de ça pour dépérir. Des secteurs entiers de la planète devinrent impraticables, mais grâce à la fusion Homme-Machine, la colonisation de planètes lointaines et inhabitables du système solaire débuta. En à peine soixante années, la plupart des lunes du système solaire avaient été aménagées pour accueillir la colonisation spatiale (à 99 % féminine).
Pour instaurer la « Relentless Peace » selon une résolution de l’ONU intitulée : The Relentless Unity of Masses Popularity (TRUMP, 2069), il fut instauré que la performance de re-construction d’un écosystème politique, économique et social la nouvelle donnée de mesure du développement Humain-Machine. La notion de performance devint, des dizaines d’années plus tard, « l’Efficience ». Manifestation d’une intelligence supérieure et d’un « Pattern » (Schéma, Plan) dans l’histoire, l’Efficience devint la manifestation de la présence d’une volonté supérieure menant l’Humanité depuis le commencement des temps vers un but dont les Commissaires au Plan, le clergé de l’Efficience, étaient les interprètes et les garants. Le monde ainsi dirigé décida qu’il était temps de faire la chasse aux déficients. Toute personne qui entraverait l’élaboration du Plan serait mise en « arrêt maladie », c’est-à-dire supprimée, éliminée.
B
« C’est avec un immense regret que nous avons… C’est avec une immense peine que nous avons le regret… C’est avec regret que nous avons l’immense peine… Fait chier ! » Dany Bryant était en train de préparer son rapport pour l’arrêt maladie des trois gueules d’augmentés dont Chan devait se charger.
Le bureau de Bryant se situait dans des locaux appartenant à la Préfecture, sur l’Avenue Philippe Sollers, que l’on surnommait « le boulevard des Allongés » parce que tout le monde savait ce qui s’y trouvait. Le bâtiment couleur blanc crème avec des liserés rouges abritait la fine fleur des assimilés-fonctionnaires à la solde du Préfet.
Le bureau de Dany Bryant était à l’image de son occupant : bordélique, sale, enfumé. Bryant fit signe à Chan d’entrer, et celui-ci s’assit sur un des fauteuils qui faisait face au bureau jonché de paperasse virtuelle, visible grâce à la réalité augmentée incluse dans le Pack Estlén Nutrition & Réalité Virtuelle offert dans toutes les maternités, avec la Ritaline.
« Quels sont les profils des individus que je dois mettre en arrêt ? Demanda Chan.
– D’abord, tu as un responsable du Pôle Culturel, qui refuse qu’on lui implante le kit administratif Balkany. Un dénommé Robert Rodriguez. Ensuite tu as une professeure des Ecoles, suspectée de faire trop bien son travail, et qui a refusé le Kit Palmes Académiques qui supprime du champ de vision tous les enfants destinés à l’échec scolaire. Une dénommée Virginie Wagner. Enfin, et pas des moindres, un membre éminent de la Haute Autorité sur la Transparence de la Vie Publique qui a renvoyé sa mise à jour du logiciel Pénélope 1.7 avec ces termes outrageants : « je ne suis pas à vendre ». Le dernier s’appelle Geralt de Riv-Mendel. Ils ont tous disparu des radars après ça.
– OK. Fais-moi passer leur localisation. On a une idée de leur motivation, ou bien de leur connexions potentielles ?
-Non, je suppose qu’ils ont juste décidé de faire chier le monde. Mais ils ont tous un point commun : Ils ont fréquenté la bibliothèque Andrevon. On a une liste papier de leurs emprunts. »
Bryant jeta le papier en question avec un tel mépris que Chan n’osa pas le toucher immédiatement. Il se réfugia quelques secondes auprès de Melon Suk, là-haut, dans sa montagne, dans son calvaire, pour le Bien de l’Humanité Augmentée. Amen. « L’Homme des Hautes Plaintes » ne put s’empêcher de dire tout haut Chan.
– Quoi ?
– Non, rien, balbutia Chan. Je pensais tout haut.
– Ne pense pas, tu sais bien que c’est pas pour ça que je te paie ! Dégaine-moi ton flingue et ton formulaire 50069*07 et va me buter cette racaille ! »
Chan se dit que la première des choses à faire était de prendre contact avec les membres de cette bibliothèque Andrevon, une librairie associative qui proposait des jeux vidéos sur floppy disc, tels que Blade Runner des Westwood Studios, paru en 1997. Il se rendit donc sur leur forum de discussion, alors qu’il était physiquement en train de quitter le bâtiment crème aux liserés rouges. La dernière discussion avait eu lieu plusieurs mois auparavant et concernait Golden Axe, un jeu de combat en scrolling horizontal publié en 1989, ainsi qu’un commentaire audio de parties de Counter Strike basée sur le massacre de poulets. Rien de bien compromettant, quand bien même ces discussions auraient eu lieu durant leurs heures de travail. Pourtant, quelque chose clochait. Chan trouvait étrange que le forum de discussion soit presque désert, tandis que les moyens archaïques de communication, comme le papier, soient réemployés. Comme disait le représentant du Sukisme, Melon Suk : « Il faut être prêt à écouter les autres et à considérer leurs idées, même si elles vont à l’encontre de vos propres convictions ». A travers cette superbe définition du Benchmarking, Melon Suk abordait la question du partage et de l’amitié. Pour devenir un Vrai Augmenté, il fallait non seulement accepter toutes les mises à jour disponibles et bien sûr mépriser ceux qui devenaient obsolètes, mais il fallait aussi chercher des opportunités dans ces rebus de la société des éléments perfectionnant les futures avancées du monde. Rompre le pain de la discorde pour en faire la mie amie. Chan méditait cette dernière sentence du Maître quand un message sibyllin apparût sur le Chat de la bibliothèque d’Andrevon : « Le rejet d’amandier qui ne fleurissait pas / a touché l’éternité ».
Chan, grâce à la complicité de Chat-GPT 34, reconnut les deux vers d’un poème des sœurs Brontë, issu de leur Juvenalia. Que cela pouvait-il bien signifier ? Il laissa ouverte la fréquence de questionnement et aussitôt plusieurs réponses apparurent, parfois dénuées de sens, parfois complètement hors de propos, rarement pertinentes. Pour nombre d’inconnus, noyés dans le maelström des pensées itinérantes du web, cette citation faisait référence à un bar américain appelé The Late Bloomer. Chan prit le métro et s’y rendit.
Situé dans un quartier re-favorisé, le bar américain possédait un nombre important d’hologrammes de danseuses, générées par I.A, qui accomplissaient des prouesses techniques enivrantes. Chan s’assit à une table, et commanda un Mint Julep. Il effectua un scan de la pièce qui révéla la présence d’un Obsolète.
« C’est vraiment un jour pour rester planqué dans le noir, lança Chan à l’encontre de son suspect.
– Effectivement.
-Vous venez ici souvent ?
– Vous êtes de la police ?
– Pas du tout, je voulais juste faire la conversation.
– Ah. C’est raté. Je ne suis jamais venu ici, et je ne suis pas là. »
Mouché, Chan s’enfonça dans sa boisson. Il continua de boire et lorsqu’il eut fini le cocktail, il quitta le bar. Il activa le mode « poursuite anticipatrice » et se dirigea vers le prochain lieu où se rendrait l’homme qu’il avait interpellé. La filature avait du bon quand vous étiez capable d’arriver sur des lieux avant la personne que vous suiviez. Dans le cas de l’homme, il s’agissait de la bibliothèque Andrevon. Installé sur une borne d’arcade, il eut tout le loisir de repérer les entrées et les sorties de ce lieu atypique fréquenté par de futurs obsolètes. Il faudrait faire une descente un de ces quatre, il y avait du fric à se faire. L’homme du Late Bloomer ne tarda pas à faire son apparition. Il s’avança vers une pièce située au fond de la bibliothèque, y pénétra en jetant des coups -d’oeil furtifs. Il fut suivi par une femme brune au cheveux longs et par un dernier homme, plus âgé que tous les autres.
« Mes trois obsolètes sont là, je n’ai plus qu’à dégainer et tirer dans le tas, pensa-t-il. Il avança prudemment jusqu’à la porte qu’il entrouvrit silencieusement et se cacha derrière une pile de consoles Atari.
« Kuato Wierbowski nous demande d’organiser la résistance, et c’est pourquoi nous sommes réunis ici ce jour. Nous allons procéder à un vote symbolique à main levée pour déterminer l’ordre du jour de la séance, avant de faire valider ce vote par un second vote instituant le caractère légal du vote précédant. Nous pourrons ensuite commencer la discussion, dans le pur respect de la démocratie délibérative. »
Chan n’en croyait pas ses yeux : il avait devant lui les derniers représentants d’un système qu’on appelait autrefois la démocratie, sorte d’organisation égalitaire prônée par les Obsolètes dans un passé qui semblait maintenant lointain. Que penseraient les cadres dirigeants du Plan d’Efficience en voyant ce conciliabule ? Ils auraient certainement la nausée à l’idée que ces révolutionnaires aient le loisir de se réunir pour parler !
Chan n’attendit pas que le second vote de ratification ait lieu et tira sur les trois obsolètes qui avaient osé refusé une mise à jour de leur système au prétexte d’une idéologie surannée.
C
Après avoir mis en arrêt maladie les trois gueules d’augmentés, Chan retourna chez lui et commanda la dernière mise à jour système pour intégrer le logiciel Fleetox qui lui permettrait de dormir tranquille chez lui et éviter la nouvelle maladie qui menaçait la population. L’argent versé par Bryant devait couvrir les frais. Mais tout ne se passa pas comme prévu.
« Votre version du système Altess ne permet plus les mises à jour système. Un problème est survenu lors du téléchargement. »
Une voix lugubre interpella Chan, dans son propre appartement : « La ressource requise est introuvable ? »
Il se retourna : c’était Holden, qui depuis son accident ressemblait à une gélatine verte gorgée de tuyaux et entourée d’un exosquelette dernier cri.
« Ce n’est pas du tout ce que tu crois, Holden, dit Chan. Je peux d’expliquer…
– Trop tard, je perçois que l’insecte qui t’a piqué a foutu en l’air tes poumons et ton métabolisme va s’effondrer. Il faudra plus qu’une mise à jour pour réparer tout ça, et (il montra d’une main métallique l’appartement de Chan) il semble que tu n’aies pas les moyens de continuer d’être efficient. Adieu, Chan ! »
Holden dégaina une arme située au niveau de sa cuisse, et fit feu sur Chan. Avant de s’éteindre, Chan entendit Chat-GPT 34 dire : « Rejoins Melon Suk, être imparfait, et consume-toi dans la Montagne du Destin ! »
FIN