« L’individu doit rester délibérément dans l’état et la profession où Dieu l’a placé et maintenir ses aspirations terrestres dans les limites que cette situation lui impose »
Max Weber, l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme
La lune. Mardi. Heure du goûter. Côte Est.
Feux de croisement allumés, le Père Max Weber-Brown, WB pour les intimes – pour ceux qui croient encore ses sermons ou qui font semblant d’y croire – le Père MWB, donc, circule sur la deux fois deux voies qui le ramène au bercail, dans la banlieue du Cratère Platon. Au moment où il accélère, sur la courbe vénusienne qui précède sa sortie, la numéro 6578, il voit passer deux vaisseaux de la flotte Proxima du Centaure. Proxima du Centaure n’est pas cette galaxie proche du système solaire et reliée par un tunnel interstellaire à cette planète, la Terre, que d’aucuns appellent Wilson, parce que c’est un ballon, parce qu’elle est unique, parce qu’elle est seule. Non, Proxima du Centaure est une chaîne de boulangerie industrielle pour laquelle, avant de devenir pasteur, MWB avait travaillé. Lorsqu’il était enfant. Sur la lune, les enfants ont le droit de travailler dès l’âge de 9 ans. Les radiations aidant, le corps se développe plus vite et il faut profiter, comme l’avait fait remarquer le rapporteur de la loi sur les conditions de travail sur le satellite Sélène, « de la vigueur de la jeunesse ». Lui-même en avait bien profité, avant d’être condamné pour pédophilie lunaire.
Lorsque le Père Max Weber Brown repense à son enfance, misérable, dans le ghetto protestant de Platonville, il ne voit pas de trace de Dieu. Il voit la violence des groupes de parole mélanchthoniens et calvinistes, dans les rues, le soir, tard. Il voit sa mère, agressée par un épiscopalien enragé, devant la maison où ses voisins, puritains comme elle, la regardent, avec envie, se faire lyncher en se disant que quelque part, elle l’a bien mérité, d’aller vers Dieu plus tôt que les autres.
Il se voit, orphelin, placé dans un internat où on lui attribue une série de chiffres qui correspondront, dorénavant et jusqu’à sa sortie cet enfer, à son identité volée. Il se souvient des tortures infligées par les bonnes sœurs, le flan à la moutarde, les doigts serrés jusqu’au sang sur le crucifix, les toboggans éventrés, les descentes d’organe, les remontées d’ascenseur, tout. Pourquoi alors, au sortir de cet enfer, plonger dans un autre, celui des baguettes Mercure, des miches Jupiter et des tartes Pluton ? La faim. Sur la lune, pas de système social comme sur la Terre : si vous ne parvenez pas à survivre, vous mourez. Aussi simple que ça.
Après 15 années à fabriquer des pâtes gonflables pour les boulangeries Proxima du Centaure, le Père Max Weber Brown a eu une épiphanie. Alors qu’il surveillait que le mélange eau-farine se déroule bien, il eut une vision : Le Christ lui apparut dans la pâte à pain. Ce fut tout d’abord une masse informe, comme une bulle. Puis, grossissant, cette bulle prit la forme d’une croix sur laquelle était étendu le Sauveur. Il n’avait pas le position contrite et douloureuse d’une victime, non. Il se tenait, comme allongé confortablement installé sur un canapé, le long de la croix. Et Il lui dit : « Parousie la monnaie ». Ce furent Ses mots. Max Weber Brown raccrocha son tablier, et devint pasteur. Et bam.
A chaque fois qu’il y pense, il se dit : « Quel farceur ce Jésus ! ». Mais pas du tout. Rien de tout ça n’est une farce. Il l’a compris tout de suite. D’ailleurs, il a dit « quel farceur ce Jésus » comme ça, pour voir si vous suiviez, en jetant un œil sur le rétroviseur. Mais en vrai, c’est extrêmement sérieux. Il va le prouver, bientôt. Il fronce les sourcils. Prend la bretelle. Décélère. Le voilà arrivé. Il se gare. Enfile son imperméable – s’il pleut toujours artificiellement sur la lune, c’est pour faire tomber la poussière. L’eau de pluie est chargée électriquement de manière à rester plaquée au sol en tombant. Sinon, l’eau stagnerait comme un brouillard liquide.
Il pénètre dans une maison, sans frapper. On l’attend.
« C’est moi », se contente-t-il de dire.
« Oui, répond l’autre voix. Je sais. »
Dialogue lourd de conséquences. Ou non. Qui sait ? Pas eux. Pas lui. Max Weber Brown s’assoit sur le fauteuil, et regarde son client.
« Comment ça va ? »
« ça va pas trop mal. »
« Mieux ? »
« A peine. »
Un monde les sépare. Mais si Weber Brown a appris quelque chose au Séminaire, c’est bien d’écouter les silences et de lire le corps des personnes. Il entreprend un monologue :
« Chaque individu a une valeur marchande, Paul. Ce n’est pas moi qui le dit. C’est Jeremy Rifkin. Je crois que vous m’avez menti sur votre vie. Vous n’étiez pas soudeur-plongeur pour la firme Panta Plere Theon, vous avez acheté cette tranche de vie. La question est : pourquoi ? Je crois que vous avez vendu votre expérience culturelle d’espion à la solde des Esséniens pour venir vous installer dans cette misérable banlieue et échapper ainsi au Jugement Dernier. »
« Vous n’avez aucune preuve de ce que vous avancez, Pasteur. »
« Si, regardez : cette trompette, c’est celle décrite dans la Révélation de Jean de Patmos »
« Vous m’avez eu. »
« Eh oui »
« combien je vous dois ? »
« 400 coups de braguette sur le zizi. »
« Mince, c’est une somme. »
« Ne me provoquez pas, Gilbert. »
Le Pasteur Max Weber Brown retourne à sa voiture, satisfait de lui. Satisfait du monde. C’est un dur métier que celui d’enquêteur.
De nouveau un coup d’oeil dans le rétro.
« Et maintenant, je vous dépose où ? » demande-t-il.
Le Pasteur Max Weber Brown inverse ses lettres, il est maintenant Brown Max Weber. Des Taxis Weber. Il nous a tous eus.