Le Puech magique

Là-haut sur la montagne, y avait un vieux chalet, se disait un jeune homme assis dans un train. Il se nommait Hugues Ragondinp et voyageait loin de chez lui pour aller passer trois semaines en visite dans la vallée du Puy Violent. Le Puy Violent, situé dans le Cantal, était jusqu’à il y a quelque temps encore un haut lieu de villégiature pour les individus atteints de la fatigue bourgeoise du début du XXIe siècle. Pour atteindre ce sommet élevé du massif central, il fallait emprunter divers moyens de transport, comme – dans l’ordre d’utilisation – l’avion, le train, le bus, la voiture et la marche. Ce n’était qu’arrivé à la station de la Violentine que le bus stoppait et vous laissait avec vos bagages Vuitton dans un paysage montagneux où l’air frais déchirait les poumons de citadins du jeune Hugues Ragondinp. De là, il fallait prendre une voiture – et quelle voiture – qui vous déposait à l’entrée du Sanatorium Ès Montagne, un grand bâtiment construit, d’après la légende, par Frank Lloyd Wright lui-même lors d’un séjour en France. Mais si ce n’est pas lui, c’est un de ses élèves, ou un cousin éloigné.

A propos de cousin éloigné, se disait Hugues, justement c’est mon cousin Joachim Z que je vais voir. Il séjourne dans le sanatorium Ès Montagne depuis plusieurs mois et bon, c’est un peu le moment de rendre visite à la famille, quoi. D’ailleurs, le voilà !

« Salut, Hugues ! » dit Joachim en voyant le frêle Hugues quitter la voiture pour avancer dans l’allée de graviers blancs qui menait à l’entrée du sanatorium. « Comment vas-tu ? »

Hugues, qui était un hypersensible, se mit à pleurer. « Excuse-moi, mon cher Joachim, mais j’ai fait un Burn Out dans la boîte familiale où j’étais Community manager pour Sanofu, j’ai soudain pris conscience de l’immensité du désert de la communication digitale et de la vanité de notre monde contemporain. Depuis, je pleure à la moindre interaction sociale. »

« Ne t’inquiète pas, mon cher Hugues, ici, c’est pour tout le monde pareil. Laisse moi te présenter la faune existentielle qui hante ces lieux. »

Hugues remarqua alors que son cousin éloigné, Joachim Z, ne quittait jamais un petit mouchoir brodé avec lequel il s’épongeait l’oeil régulièrement. Ce mouchoir portait le numéro 34.

« Tu sais, dit Joachim, durant ma carrière de coordinateur de porte-feuille, j’ai eu le temps de prendre aussi conscience que mon travail, extrêmement bien rémunéré, n’avait aucun sens. »

Le premier individu qui vint à leur rencontre se nommait Prenheld Atout. Ce dernier avait été producteur de télévision et animateur d’un show sur l’humiliation dans le monde du travail, avant de soudain sombrer dans une forme de mélancolie ravageuse.

« Je suis honoré de rencontrer le cousin issu de germain de ce cher Joachim Z ! » se contenta de déclarer, avec un léger soupçon de futile aménité, M. Atout.

Hugues tout en avançant dans le sanatorium, découvrait la splendeur de l’endroit : de vastes salles hautes et ornées de dorures, des tableaux du XVIIe siècle, des fauteuils sculptés et des boiseries qui contrastaient singulièrement avec l’aspect extérieur du bâtiment, nettement plus moderne tant dans sa structure que par ses matériaux.

« Je vois que tu es surpris de voir que tout ceci ressemble davantage à un château de la Loire qu’à un véritable sanatorium ! » dit Joachim. « Paradoxalement, il paraît qu’un second bâtiment a été construit par le même architecte selon les dispositions inversées : classique à l’extérieur, moderne à l’intérieur. Il serait, mais jamais aucun d’entre nous n’oserait en franchir la frontière, du côté de la Haute Loire, ce territoire curieux où les individus nous ressemblent sans pour autant être tout à fait pareils à nous. »

Cette affirmation fit pleurer Hugues, puisqu’il était hypersensible, mais sans que cela soit une véritable raison. Il sentait quelque chose en lui changer depuis qu’il avait mis les pieds dans cet étrange bâtisse située dans les hauteurs du Puy Violent. Comme si, par quelque magie, il était en train d’effectuer une mue pour devenir une nouvelle personne. Il aurait pu rêver à ces altérations de la conscience et à ses desiderata de petit bourgeois durant des centaines de pages encore, mais un événement étrange bouleversa le plan établi consciencieusement par la Destinée Manifeste.

Le docteur Billy-Gérard Cristal-Miller apparut dans l’embrasure d’une porte : il était en conversation avec un homme de grande stature, les cheveux brossés et qui portait un imperméable. Joachim détourna le regard un moment pour vérifier si d’autres personnes que lui avaient remarqué cette scène, pour le moins étrange, car le docteur Billy-Gérard ne parlait jamais à personne en dehors des heures de consultation. Quelque chose d’étrange devait se passer. Joachim en fit part à son cousin éloigné, qui se tenait près de lui.

«  Quelque chose d’étrange doit se passer » chuchota-t-il.

En effet, l’on venait de retrouver le corps d’une jeune femme, Laura Malpeur. Elle avait été emballée dans du polystyrène expansé et déposée, ainsi recouverte, avait été déposée au bord d’un lac de montagne aux abords du sanatorium.

Tout allait très vite, trop vite pour notre jeune héros, qui se mit à pleurer et à s’interroger sur la finalité du monde et les vicissitudes des masses laborantes. Il se dirigea vers la cafétéria du sanatorium pour y boire un café.

Le « Saumon de la sagesse » était un petit pub irlandais placé sur l’aile droite du sanatorium, et il servait de cafétéria pour les membres du personnel hospitalier comme aux patients qui y venaient chercher leur dose de caféine journalière.

Hugues prit un latte, pour ne pas bouleverser son système hormonal, puis s’assit à côté de l’homme brun à l’imperméable qui était venu annoncer la nouvelle de la mort de Laure Malpeur à la petite société qui composait le sanatorium. L’homme se présenta : il s’appelait David Bucheron, lieutenant dans la gendarmerie. Il avait été désigné par le procureur pour éclaircir le mystère de la mort de cette jeune Laura.

« La mort de cette jeune fille semble inexplicable. Elle était étudiante et travaillait dans un centre d’appel situé en Haute-Loire pour payer ses études. Son autopsie nous dira si sa mort est naturelle – mais j’en doute. Cependant, il ne faut jamais présupposer de quoi que ce soit dans une enquête policière de cet acabit. Ce qui me chiffonne, c’est : pourquoi est-elle morte de ce côté-ci de la frontière ? »

Hugues, dont les larmes coulèrent abondamment durant le monologue habile de David Bucheron, ne se posa plus que questions existentielles et entreprit de résoudre le meurtre de Laura. « C’est toujours mieux que de glander dans sa chambre », dit-il à Joachim.

« Pour commencer un enquête, dit David Bucheron, il faut procéder comme les habitants du Bhoutan, c’est à dire qu’il faut donner quelque chose d’abord avant de demander quoi que ce soit. Je vais donc aller dans la clinique Jacques Borgne, située sur le mont opposé au Puy Violent, le Puy Pacifiste de Haute-Loire, afin de me faire enlever un rein. C’est uniquement par cette offrande que je parviendrai à résoudre cette enquête. Je vais terminer mon café délicieux, et ensuite je me mettrai en chemin vers la vérité. Libre à vous de donner ce que vous voulez, Hugues. »

Hugues Ragondinp hésita puis déclara qu’il préférait rester avec son cousin Joacim et enquêter sur place. Il expliqua également à David Bucheron qu’il comptait faire don de ses deux cents cigares Marie Mancini – qu’il transportait toujours avec lui lorsqu’il quittait sa région natale – afin de les offrir à Prenhald Atout.

« Prenhald Atout ne fume pas, offrez-les plutôt à Paco » proposa David Bucheron.

« Paco ? Qui est Paco ? » s’enquit Hugues.

« Lui » désigna d’un doigt leste le gendarme.

Paco était un vieil homme en survêtement noir et or qui portait des lunettes de soleil argentées et une queue de cheval serrée qui lui donnait un aspect à la fois grave et austère. Il tenait un genre de poupée vaudou à la main et déambulait dans la cafétéria comme s’il cherchait une place libre, alors que la plupart des sièges étaient vacants. Il finit par s’asseoir côté véranda, sans doute pour admirer la vue. A cette altitude, on voyait le monde avec une certaine distance : les arbres ressemblaient à des brocolis géants dans un champ et les maisons à des petits bouts d’ail. Le ciel d’un bleu délavé était traversé par de légers stratus, faisait comme écho au lac qui se situait en dessous du sanatorium.

« La méchanceté, c’est cela qui fait avancer le monde » dit Paco lorsque Hugues s’aprocha de lui afin de lui proposer l’offrande de ses cigares. « Je ne veux pas de vos cirages, c’est l’égoïsme des humains qui contrôle l’avancée de l’humanité comme la férocité du glouton guide la destinée manifeste de son créateur » déclara Paco.

« Que puis-je alors vous offrir ? Je veux mener une enquête en parfaite adéquation avec les principes du Bhoutan, donc il me faut donner quelque chose si je veux en recevoir en retour. »

« Commencez par me gifler avec cette poupée » dit Paco avec une tendresse digne des plus beaux clips de Radiohead.

Hugues s’exécuta, non sans laisser jaillir quelques larmes à l’idée de faire du mal à son prochain, en dehors des contrats qui le liaient à l’industrie pharmaceutique.

« Plus fort, salope ! » dit alors Paco, et son cri résonna dans tout le Saumon de la sagesse.

Hugues fit de son mieux pour frapper Paco à la hauteur de ses engagements spirituels, et il prit vite son rôle avec sérieux, frappant le visage et les reins de ses pieds, utilisant avec force créativité les angles de meubles qui l’entouraient afin de donner satisfaction à Paco.

Lorsque celui ressembla à s’y méprendre à une marinade de basse côte, Paco fit signe à Hugues de s’arrêter : il venait d’avoir une vision eschatologique et souhaitait en faire part à son camarade de jeu.

« Venue du ciel, la jeune fille morte s’est emparée du nom de son ravisseur, et c’est en se réincarnant en Merlan Brandade dans La vengeance à deux visages qu’elle obtiendra la salivation de son âme. Un nain me chuchote le nom de Ronette Pulaski et du Sommet de Davos, qui contient une porte magique dérobée d’où l’on peut rejoindre sans détours le lieu-dit Fix-Saint-Genet, sis en Haute-Loire, près de la clinique Jacques Borgne, là où les braves gens que l’on croyait morts vivent pour toujours, comme le Valhalla des Vikings ou le Botox des Hollywoodiens. »

Hugues ne pipa mot durant la vision fantasmagorique de Paco. Sur ces entrefaites, Billy-Gérard Cristal-Miller arriva dans la cafétéria. Il était au téléphone – un de ces téléphones sans fil des années 1990, ce qui était absurde car ces engins avaient plus de trente années. B.-G. C.-M. Disait quelque chose comme « nous ne vendrons jamais l’hôtel ! Plutôt mourir ! Je vais de ce pas aller faire du Bobsleigh et manger du hareng fumé. Mes abdominaux ont doublé de volume depuis que je me rends à la clinique Jacques Borgne. Mais je ne sais pas qui a pris mes étiquettes autocollantes. »

(…)

Hugues comprit qu’il devait suivre discrètement le médecin qui pratiquait la psychanalyse jusque dans les recoins du sanatorium afin de découvrir son secret. Cette filature dura sept ans. (…)

Hugues Ragondinp, durant son séjour au Sanatorium Ès Montagne, apprit bien plus que l’identité du tueur de Laura Malpeur, la recette d’un bon café par David Bucheron, la relativité des interprétations des signes extérieurs que le monde offre à nous ; il découvrit aussi la joie de vivre des désespérés avec les cours de crochet, la résolution de puzzles, la cérémonie du thé, l’interactionnisme culturel, la philosophie analytique, le BDSM, et tant d’autres choses encore que les gens d’en-bas, comme il se plaisait désormais à désigner les habitants des plaines, ne pouvaient pas comprendre. Il faut avoir grandi dans le Cantal pour comprendre.

Edgar Moniz, le 26 janvier 2025